Giotto di Bondone, Ascension, 1303-1306
Église de l’Arena, chapelle Scrovegni, Padoue

L’Ascension, une fête fondatrice.

Dans les tout premiers temps du christianisme, les trois événements majeurs qui fondent la foi des fidèles : la Résurrection, l’Ascension du Christ, et l’envoi de son Esprit Saint à la Pentecôte ne constituaient qu’un temps unique. Car, même si les quatre évangiles traitent de façon un peu différente, selon le dessein propre de leur rédacteur, ces événements qui mettent un terme à la présence terrestre de Jésus avant son retour dans la gloire à la fin des temps, des constantes sur la présentation de l’enchaînement des faits rendaient légitimes cette fête unique étalée dans le temps.
En effet, lorsque l’on se reporte au texte des évangiles, on apprend chez Marc, Luc et Jean, l’apparition de Jésus aux apôtres enfermés dans la chambre haute, au soir de la Résurrection, et l’envoi des disciples en mission pour évangéliser « toutes les nations », Matthieu situant cette rencontre en Galilée, sans précision temporelle. Marc et Luc situent l’ascension ce même soir, mais dans des conditions différentes. Selon Marc, Jésus

« se manifesta aux Onze eux-mêmes pendant qu’ils étaient à table : il leur reprocha leur manque de foi et la dureté de leurs cœurs parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient contemplé ressuscité. Puis il leur dit : “Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création. […]”
Le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. » (Mc 16, 14-19)

Luc rapporte qu’après avoir mangé du poisson grillé, afin de convaincre les apôtres craintifs qu’il n’était pas un esprit, Jésus

« ouvrit leur intelligence à la compréhension des Écritures. Il leur dit : “Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem. À vous d’en être les témoins. Et moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Quant à vous, demeurez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus d’une puissance venue d’en haut.”
Puis Jésus les emmena au dehors, jusque vers Béthanie ; et levant les mains, il les bénit. Or, tandis qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et il était emporté au ciel. Ils se prosternèrent devant lui, puis ils retournèrent à Jérusalem, en grande joie. » (Lc 24, 45-52).

Mont des Oliviers
Trace du pied de Jésus, à son ascension, selon la tradition

Si Matthieu ni Jean n’évoquent l’ascension durant ce même soir de la résurrection, le premier annonce alors l’envoi de son Esprit Saint par Jésus sans précision dans le temps, et le second rapporte :

« Le soir venu, […] Jésus vint, et il était là au milieu d’eux. Il leur dit : “La paix soit avec vous ! ” Après cette parole, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Jésus leur dit de nouveau : ” La paix soit avec vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. ” Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit : ” Recevez l’Esprit Saint. À qui vous remettrez ses péchés, ils seront remis ; à qui vous maintiendrez ses péchés, ils seront maintenus.” » (Jn 20, 19-23)

Ces quelques disparités justifient, pour l’Église primitive, que les trois fêtes de Pâques, de l’Ascension et de la Pentecôte n’aient constitué qu’une fête unique étalée sur cinquante jours – la Pentecôte coïncidant avec la fête juive des Moissons, cinquante jour après la Pâque juive –, les Actes des Apôtres situant alors l’effusion de l’Esprit Saint sur les disciples. (Ac 2, 1 4)

Si Eusèbe (vers 265-339), évêque de Césarée, mentionna pour la première fois l’Ascension comme une fête particulière, c’est le concile de Nicée (325) qui dissocia ces trois célébrations, afin de donner à chaque fête sa motivation particulière. Il fixa Pâques au dimanche qui suit la première pleine lune à partir du 21 mars, c’est-à-dire entre le 22 mars et le 25 avril, selon le calendrier grégorien. L’Ascension et la Pentecôte furent situées respectivement quarante (donc toujours un jeudi) et cinquante jours après la fête de la Résurrection. Les évangélistes Marc et Luc ne précisant pas la durée du séjour terrestre du Christ après sa résurrection, le choix de 40 jours pour l’Ascension correspond à ce qu’indique Luc dans les Actes des Apôtres : Jésus «pendant quarante jours, était apparu aux apôtres et les avait entretenus du Royaume de Dieu» (Ac 1, 3).

Ce laps de temps permettait d’établir une correspondance avec les quarante jours du déluge, les quarante ans que le peuple hébreux avait passés dans le désert après sa sortie d’Égypte ; il évoque en outre les quarante jours vécus dans le désert également par Jésus avant sa passion, eux-mêmes repris symboliquement dans les quarante jours de notre Carême. Ainsi, faut-il lire la quarantaine de jours de présence du Christ parmi ses disciples comme le corollaire heureux des jours de pénitence antérieurs.

Quel qu’en soit le moment effectif, l’Ascension constitue un moment charnière entre l’enseignement des évangiles, tout entiers centrés sur la personne et les paroles du Christ, et la mission d’évangélisation qu’il confie aux apôtres, chargés d’aller vers les nations les plus lointaines afin de leur annoncer la Bonne Nouvelle du salut. Les catholiques du sud de l’Inde revendiquent encore avec fierté d’avoir été évangélisés par saint Thomas.

La symbolique de l’ascension.

Aussi bien les psaumes, tous les enseignements de Jésus, en particulier dans les paraboles (Lazare et le riche (Lc 16, 19-30) ou les Béatitudes (Mat 5, 3-12), le Magnificat, tous ces textes mettent en relief la dichotomie entre l’orgueil et la puissance d’une part et l’humilité, la fragilité de l’autre, et insistent sur le renversement des situations, les critères humains de grandeur et de réussite étant très éloignés de ceux de Dieu. Dans le Magnificat, on peut lire en effet :

« […] Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.
Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles.
Il comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides […] »

Jésus lui-même, « doux et humble de cœur », a refusé pour soi la gloire du monde et la royauté à laquelle aspirait tant le peuple juif. Et parce qu’il a librement accepté la pire des humiliations en étant crucifié entre les deux larrons, soumettant sa volonté à celle de son Père, il a été définitivement vainqueur de la mort et vit désormais dans la gloire pour la fin des temps.
C’est sans doute pour cette raison que Luc rapporte que Jésus s’est élevé dans les cieux précisément au mont des Oliviers, le lieu même où il avait attendu dans les affres de l’angoisse la plus extrême son arrestation et les moments douloureux qu’il allait avoir à vivre. Là s’est opéré un renversement radical de l’élévation ignominieuse sur la croix à l’élévation glorieuse dans le ciel, où Jésus est « assis à la droite de Dieu ». La solennité de cet épisode est soulignée par la double présence de la nuée et des deux « hommes en vêtements blancs » que mentionne Luc dans les Actes des Apôtres (Ac 1, 4-12) :

« Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva et une nuée vint le soustraire à leurs yeux. Et comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que, devant eux, se tenaient deux hommes en vêtements blancs qui leur dirent : “Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel d’auprès de vous, viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel. “»

En effet, de même que « les hommes en vêtements blancs », fréquents dans les Écritures, signalent toujours des messagers de Dieu et que la blancheur est signe de divinité (lors de la Transfiguration, le vêtement de Jésus devient d’une blancheur éclatante), l’image de la nuée, non moins récurrente, évoque la présence mystérieuse de Dieu auprès de son peuple, que ce soit dans le passage de la mer ou lors de la longue marche au désert, après la sortie d’Égypte. C’est encore dans une nuée que Dieu se présente à Moïse ; une nuée entoure Jésus et ses disciples à la Transfiguration, avant celle qui accompagne son retour vers le Père. Blancheur et élévation sont les attributs symboliques de la Divinité et du sacré. Elles affirment la vie hors du temps, l’univers de la louange et de la plénitude infinie, alors que ce qui est en bas, terrestre, voire souterrain, représente le mal, la mort.

Enfin, son ascension inscrit Jésus dans une relation étroite avec le prophète Élie, dont il est fait fréquemment mention dans les évangiles, par exemple à propos de Jean Baptiste, dont il est prédit, avant sa naissance, qu’il aura l’esprit et la puissance de ce prophète, ou encore à propos de la Transfiguration :

« Pendant qu’il [Jésus] priait, l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement devint d’une blancheur éblouissante. Voici que deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, apparus dans la gloire. Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem. » (Lc 9, 29-31)

Au moment de sa crucifixion, alors que Jésus demande à son Père pourquoi celui-ci l’a abandonné : «Éloï, Éloï, lema sabachtani », certains des assistants ironisent, comprenant qu’il appelle Élie (Mc 15, 34 35). Les épîtres font également référence au prophète, comme guide dans la prière.
Car celui-ci a échappé à la mort, il quitta seulement ce monde, emporté par un char. Selon ce qu’il est écrit dans le deuxième livre des Rois (2, 11), Élie et Élisée son disciple « étaient en train de marcher tout en parlant lorsqu’un char de feu, avec des chevaux de feu, les sépara. Alors, Élie monta au ciel dans un ouragan. » C’est donc vivant qu’il a été emporté au ciel, comme le sera Jésus.

Ascension du prophète Élie remettant son manteau à Élisée, musée du Louvre

Loin d’être venu pour abolir la loi, Jésus ne cesse, dans tous ses enseignements y compris lors de ses ultimes rencontres avec les disciples (dont les pèlerins d’Emmaüs), de montrer comment, selon ses propres termes, il est venu pour l’accomplir. Son passage parmi les hommes, annoncé depuis les temps plus anciens par les prophètes, témoigne du dessein de Dieu sur le très long terme et c’est pourquoi les évangélistes ont cherché à montrer la continuité des fait et des paroles dont ils ont été pour la plupart témoins avec la tradition hébraïque et ses figures les plus marquantes, Abraham, Moïse et Élie.

Ce qu’enseignent les représentations de l’Ascension.

 

Évangéliaire d’Egbert

Vitrail de la cathédrale Saint-Julien du Mans

Icône russe de Novgorod

Icône russe de Novgorod

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La production de ces quatre illustrations court sur plusieurs siècles. La première, extraite de l’Évangéliaire d’Egbert (Germanie) remonte à la fin du Xe siècle ; le vitrail de la cathédrale Saint-Julien du Mans qui lui fait pendant, le plus ancien encore en place connu au monde, appartient à la fin du siècle suivant, voire au début du XIIe siècle (entre 1098 et 1112). Enfin, les deux icônes russes de Novgorod ont été écrites à la fin du XVe siècle.

Toutes placent en évidence, d’une façon ou d’une autre, la Vierge Marie, alors qu’aucun des évangélistes n’indique qu’elle ait été présente à ces apparitions ultimes de Jésus. Toujours placée au premier plan, deux fois au centre à proximité des anges dont elle partage l’auréole dorée (comme dans l’Évangéliaire d’Egbert), ou en hauteur dans le vitrail du Mans, La Vierge se tient debout, droite, les paumes de ses mains ouvertes dans une attitude de prière et de disponibilité à la Volonté du Père, comme à l’Annonciation. Elle devient chemin vers son Fils. Sauf dans la première illustration, elle est placée directement sous le Christ, et mise en lumière, dans les icônes russes, par la présence des deux anges vêtus de blanc situés derrière elle. Son immobilité exprime sa fidélité indéfectible. Elle est, par excellence, celle qui accueille l’Esprit de Dieu. Elle est au centre de l’Église qui prie pour recevoir l’Esprit Saint.

Le commentaire de ces représentations de l’Ascension a été volontairement limité à la Mère du Seigneur, pour indiquer que, si elles ne correspondent à aucune vérité historique, elles n’en sont pas moins porteuses d’une profonde signification spirituelle qui n’a pas échappé à ces artistes aussi divers, dans le temps et par leurs cultures respectives : Marie, comblée de grâce, qui nous a donné le Christ dans l’humilité de la crèche de Bethléem, assiste à son départ glorieux de ce monde auquel elle a apporté le Salut, avant de connaître la même élévation glorieuse lors de son assomption.

Bien que ne bénéficiant pas de la solennité d’un dimanche, l’Ascension constitue néanmoins une fête essentielle pour l’Église et pour chaque croyant. En effet, Jésus lui a donné un repère dogmatique et moral en la personne de Pierre («Pais mes brebis »), qui a été une référence pour ses premiers compagnons, et qui a continué à l’être en la personne de ses successeurs, malgré toutes les turbulences qu’a pu connaître l’Église au cours des siècles.
En outre, cette fête fonde la mission essentielle de l’institution ecclésiale, qui est de proclamer partout la Bonne Nouvelle – le pape François insiste sur cette mission qui incombe à tout baptisé, selon son charisme propre, jusqu’aux « périphéries » –, avec l’assurance de bénéficier du soutien constant du Christ, selon les paroles rapportées par Matthieu, à la fin de son évangile : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde », et de celui de son Esprit Saint, la « force » promise par Jésus dans les Actes des Apôtres (Ac 1,8).
Ainsi, au mouvement vertical de Jésus retournant auprès de son Père, doit correspondre un mouvement horizontal de large extension de la diffusion de l’Évangile, non par l’endoctrinement ou la contrainte, mais, pour chacun des baptisés, par un mode de vie et de pensée en accord sans faille avec les enseignements du Sauveur (bien éloigné de ce que le pape François nomme « un christianisme de canapé »).

À l’Ascension s’est ouverte pour l’humanité une page qui, depuis, ne cesse de s’écrire…

Geneviève Le Motheux