Tradition qui remonte aux premiers siècles du christianisme, l’imposition des cendres, à une date indépendante de celle du Carême et limitée d’abord à une minorité particulière, s’est par la suite généralisée à tous les fidèles, au premier jour du Carême.
Que représentent ces cendres pour tout chrétien qui choisit de les recevoir et pourquoi leur imposition a‑t‑elle, depuis des siècles, lieu un mercredi ?
Ce n’est pas avec de la poussière de terre que le prêtre trace la croix sur le front des fidèles le premier jour du Carême, mais c’est avec les cendres qui proviennent de la combustion des rameaux bénis l’année précédente, lors du dimanche du même nom.
L’imposition des Cendres au cours des siècles.
Dans les tout premiers temps du christianisme, aux trois premiers siècles, l’imposition des cendres était indépendante de l’entrée en Carême et pouvait donc s’effectuer à d’autres moments de l’année liturgique.
Ce n’est que vers l’an 300 qu’adoptée par certaines Églises, notamment celle de Rome, elle fut intégrée au rite d’excommunication temporaire dite aussi « pénitence canonique », qui consistait à l’exclusion provisoire de la communauté des fidèles les pécheurs publiquement coupables de péchés dits « capitaux » : apostasie, hérésie, meurtre et adultère et qui souhaitaient renouer dans l’Église leur relation à Dieu. Ils étaient pour cela soumis à la pénitence publique. Cette cérémonie avait lieu le sixième dimanche avant Pâques, jusqu’à ce que Grégoire le Grand, pape de 590 à sa mort en 604, l’avance au mercredi précédent, afin que le temps de pénitence et de jeûne de tous les fidèles dure symboliquement quarante jours, à l’exclusion des dimanches.
Après s’être confessés de leurs péchés à l’évêque, les pénitents étaient signalés publiquement comme tels en recevant les cendres sur la tête. Ils devaient alors quitter l’assemblée ecclésiale après l’homélie, en référence à Adam et Ève chassés du paradis à la suite de leur désobéissance à la parole de Yahvé. On leur rappelait que la mort est la conséquence du péché : « C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière et à la poussière tu retourneras. » (Gn 3,19)
Exclus provisoirement de l’Église et donc privés de l’Eucharistie, ils étaient mis au ban de leur famille et de la communauté jusqu’au Jeudi saint : on les reconnaissait au fait qu’ils étaient vêtus d’un sac (cilice) et couverts de cendres. Leur chemin de pénitence impliquait, outre la charité et de longs temps de prière (parfois dans un monastère), l’abstinence de viande, d’alcool, de relations sexuelles et de bain ; il leur était interdit de se faire couper les cheveux, de se raser, de gérer leurs affaires.
Le Jeudi saint, après s’être confessés à nouveau à l’évêque et en avoir reçu l’absolution, ils quittaient leur vêtement pénitentiel et étaient réintégrés parmi les fidèles pour les célébrations de Pâques.
En une démarche personnelle de pénitence et pour ne pas oublier que, poussière lui-même, il retournerait aussi à la poussière, le pape Grégoire le Grand se faisait imposer les cendres à la basilique Sainte-Anastasie, sur le mont Palatin, avant de monter pieds nus à la basilique Sainte-Sabine, sur l’Aventin, pour la première prédication de Carême. Du VIIIe siècle, date la tradition romaine, toujours en vigueur, de la procession sur la colline de l’Aventin[1] jusqu’à Sainte-Sabine où était célébrée la première messe du Carême par le pape. On chantait l’hymne « Changeons de conduite, sous la cendre et le cilice » (en latin : Immutemur habitu in cinere et cilicio).
La pratique de la pénitence publique ne perdura que jusqu’au Xe siècle ; dans le même temps, les premiers témoignages de l’imposition des cendres aux fidèles non pénitents remontent au IXe siècle, avec des modalités diverses (sur le front, sur la tête ou sur la main, selon les paroisses). Car, plutôt que son caractère public, c’est le sentiment de la responsabilité personnelle à l’égard du péché qui prévalut désormais, et qu’avaient déjà éprouvé les Hébreux, comme cela a été vu précédemment. Aussi, le pape Urbain II (1042-1088-1099) décida, au concile de Bénévent (sud de l’Italie) en 1091, que « le mercredi des Cendres, tous les clercs et laïcs, hommes et femmes, recevront les cendres ». À Rome, le rite est attesté au XIIe siècle (ce qui ne veut pas dire qu’il n’était pas suivi auparavant), et c’est à partir du XIIIe siècle que le pape se soumet également à cette démarche pénitentielle. Au XIVe siècle, l’imposition des cendres à tous les fidèles est généralisée dans l’Église d’Occident, avec une liturgie identique à celle que nous connaissons ; ce rituel n’est pas en usage chez les orthodoxes.
[1] Cette tradition s’est quelque peu modifiée depuis : de 1587 au début du XVIIIe siècle où Clément XI y mit fin, la messe des Cendres fut célébrée à la basilique Sainte-Sabine, sans le passage à Sainte-Anastasie. C’est Jean XXIII qui, en 1962, la remit en vigueur, mais en faisant partir la procession de l’abbaye bénédictine Saint-Anselme, à quelques centaines de mètres de Sainte-Sabine. Depuis, les papes successifs respectent ce rituel, transmis chaque année en direct sur le site du Vatican.
« L’imposition des cendres met en évidence, en particulier, notre condition de créatures, en totale et reconnaissante dépendance du Créateur (…)
L’humble acte de recevoir les cendres sacrées sur le front (…) s’oppose au geste orgueilleux d’Adam et d’Ève qui,
par leur désobéissance, détruisirent le rapport d’amitié qui existait avec Dieu Créateur.
Jean-Paul II (audience générale du mercredi des Cendres, 25 février 1998)
Poussière des rameaux brûlés, les cendres nous ramènent en premier lieu à la glaise de notre origine, à notre présence éphémère en ce monde[1], à nos vulnérabilités, à nos limites, en un mot, à notre néant périssable. En recevoir la marque visible sur nos fronts au premier jour du Carême est donc un acte d’humilité, mais riche de promesses. Car le feu brûle tout ce qui est impur : à son retour parmi le peuple après quarante jours passés sur le mont Horeb en présence de Dieu, Moïse s’empresse de brûler le veau d’or que s’étaient, en son absence, façonné les Israélites et qu’ils honoraient comme leur dieu, afin d’effacer cette abomination odieuse aux yeux du Seigneur (Ex 32, 1-6 et 19-20).
De même, le chemin que nous sommes invités à suivre avec ces cendres est celui de notre purification intérieure. Pendant les quarante jours à venir, il nous revient de brûler en nous toutes les scories qui entravent notre relation avec le Seigneur et nous éloignent de lui ; il nous revient aussi de nous laisser brûler de son amour qui purifie, en affermissant notre foi. Ainsi, morts dans le péché, nous sommes appelés à renaître dans la lumière du Christ, au jour de la Résurrection.
En second lieu, les vertus fertilisantes des cendres sont reconnues depuis les temps les plus anciens. En témoigne le phénix[2], oiseau mythique qui renaît de ses cendres, symbole de mort et de résurrection, et représenté dans toutes les civilisations même les plus lointaines dans le temps et dans l’espace. Les cendres nous incitent donc à aborder avec confiance et joie les semaines à venir, nous invitant à un décentrement de nous-mêmes. Elles manifestent que nous nous engageons à entrer dans une démarche de conversion personnelle libre, inscrite dans la durée, pour nous tourner vers le Seigneur en attendant de lui notre salut, dont la Résurrection de Jésus à Pâques nous donne l’assurance. Cela implique que nous nous détachions des préoccupations trop matérielles, des besoins superficiels envahissants, au profit d’un temps plus long consacré à la prière et à autrui. C’est un antidote à la tentation mortifère de nous croire maîtres de la nature, de jouer aux apprentis sorciers en ne respectant ni la Création, ni les créatures, habités que nous sommes par le besoin trop humain de toute puissance, de domination et de richesse.
Notre chemin de conversion amorcé en recevant les cendres ne doit pas s’arrêter à la fête de Pâques ; il doit au contraire devenir notre programme de vie. Ainsi, durablement purifiés, nous pourrons, au jour du Jugement, espérer faire partie du « reste » rescapé des flammes dont parle saint Paul à propos de la qualité de notre collaboration à l’œuvre de Dieu révélée à la fin des temps, car « l’ouvrage de chacun sera mis en pleine lumière. En effet, le jour du jugement le manifestera, car cette révélation se fera par le feu, et c’est le feu qui permettra d’apprécier la qualité de l’ouvrage de chacun. » (1Co 3,13)
[1] Dans le Sermon sur la mort (1662), Bossuet l’exprime très vigoureusement, en s’adressant à Dieu : « Non, ma substance n’est rien devant vous, et tout l’être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme s’il n’avait jamais été. Qu’est-ce que cent ans ? qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ?
[2] Illustration : Enluminure du Bestiaire d’Aberdeen, XIIe siècle.
Jusqu’à Pâques, la couleur liturgique est le violet, symbole de pénitence. La bénédiction et l’imposition des cendres peuvent se faire soit en dehors, soit au cours de la messe. Le catéchisme de l’Église catholique indique qu’en l’absence d’autres prêtres ou de diacres, lors de la célébration, et seulement à cette condition, il peut être demandé à des laïcs d’imposer les cendres[1].
Dans le premier cas, le rite est précédé par la liturgie de la parole : lecture, psaume, acclamation de l’évangile, évangile, homélie, profession de foi. Puis, après les avoir bénites, le célébrant impose les cendres en traçant le signe de la croix sur le front de ceux qui s’approchent, en prononçant les formules rituelles indiquées plus bas. L’ancien rituel prescrivait que l‘imposition se fasse sur la tête, sans autre précision. Depuis 1969, il est précisé qu’elle se fait sur le front. Cependant, il arrive (très rarement) que le prêtre trace une petite croix sur la main. La célébration s’achève par la prière universelle.
Dans le second cas, après l’homélie, le prêtre bénit les cendres, les asperge éventuellement d’eau bénite. S’il est seul à célébrer, il s’impose à lui-même les cendres, sinon il les reçoit d’un autre prêtre ; ensuite, il en marque le front de chaque fidèle en traçant un signe de croix ; moins fréquemment, et en vertu de l’ancien rituel, il en répand un peu sur la tête et les cheveux (geste privilégié par Jean-Paul II et Benoît XVI). Quel que soit le geste, le prêtre prononce en même temps l’une des deux formules : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1,15), ou : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière » (Gn 3,19), la première étant privilégiée de nos jours car elle est plus stimulante et plus réconfortante. Elle engage notre responsabilité et nous invite à coopérer au salut du Seigneur.
La seconde nous renvoie à la misère intrinsèque de notre condition mortelle, et à la vanité de tout ce qui est humain, en dépit des richesses accumulées, de la position sociale, du pouvoir, des talents reçus. C’est ce que nous rappelle ce tableau de vanité, genre pictural très en faveur au XVIIe siècle.
Pour soutenir notre cheminement jusqu’à Pâques, saint Augustin peut être un viatique précieux.
En effet, au moment où, souhaitant rompre radicalement avec les vanités et les plaisirs impurs de sa vie passée qui lui font de plus en plus horreur – c’est-à dire au moment de mourir définitivement à ce qu’il a été, avant d’être prêt à recevoir le baptême –, il trouve en lui de vives résistances et s’épuise dans un long combat intérieur. En un monologue intérieur où s’affrontent deux choix de vie antagonistes, une voix réconfortante lui conseille :
« Trouvez-vous étrange que vous tombiez, si vous croyez pouvoir vous soutenir de vous-même ? Jetez-vous entre les bras de Dieu et ne craignez point. Il ne se retirera pas afin de vous laisser tomber. Jetez-vous-y hardiment, il vous recevra et vous guérira. »[2]
[1] Les textes liturgiques de la célébration sont indiqués en Annexe.
[2] Saint Augustin, Confessions, Folio classique 2465, trad. Arnauld d’Andilly, Livre VIII, chap. XI, p. 287.
1 Références des lectures pour la cérémonie des Cendres :
Ce sont les mêmes, d’année en année, car elles sont particulièrement propices pour inviter les fidèles à s’engager profondément dans leur démarche de pénitence, tout au long du Carême. Sont supprimés de la célébration le rite pénitentiel, le Kyrie et le Gloria, de même que l’Alléluia au moment de l’évangile, remplacé par un chant d’acclamation.
L’antienne d’ouverture : Sg 11, 23-26 «Tu as pitié de tous les hommes, parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés, pour qu’ils se convertissent. ».
Première lecture : Jl 2, 12-18 « Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements. »
Psaume 50 : « Pitié, Seigneur, car nous avons péché ».
Seconde lecture : 2 Co 5, 20-21 ; 6, 1-2 « Laissez-vous réconcilier avec Dieu. Voici maintenant le moment favorable. »
Évangile : Mt 6,1-6.16-18 « Ton Père qui voit dans le secret te le rendra. »
HOMÉLIE DU PAPE FRANÇOIS Basilique Sainte-Sabine Mercredi 6 mars 2019
Sur le même site, on peut retrouver toutes les homélies du mercredi des Cendres, à Sainte-Sabine, du pape François et de ses prédécesseurs.
Geneviève Le Motheux