Le 14 octobre dernier le pape François canonisait l’un de ses prédécesseurs, Jean-Baptiste Montini, plus connu sous le nom de Paul VI.
Il nous a semblé instructif de vous proposer un dossier exhaustif qui puisse rappeler qui a été ce grand pape du XXe siècle dont les réformes et la doctrine marquent encore très profondément notre Eglise.
Nous avons confié cette étude à l’une de nos collaboratrices bénévoles, Geneviève Le Motheux, qui a réalisé un travail particulièrement riche et détaillé.
Toute la vie de saint Paul VI s’est déroulée dans un abandon confiant à la volonté divine et dans la certitude que l’aide du Seigneur ne lui ferait jamais défaut pour exercer les diverses fonctions que non seulement il n’a pas souhaitées mais dont il a craint d’avoir la charge, pour lesquelles il lui a toujours semblé manquer des aptitudes nécessaires pour les mener à bien, et qu’il a acceptées par obéissance et par oblation, quoi qu’il lui en coûtât.
Sa personnalité réservée, son refus de céder au chant des sirènes de son temps par des prises de décisions courageuses, mûrement réfléchies mais anachroniques aux yeux du monde, ont pu laisser de lui l’image d’un pape terne, à la morale rétrograde. Incompréhensions, jalousies et accusations calomnieuses ne lui ont pas été épargnées, et encore de nos jours, où certains courants religieux l’assimilent à Satan, allant jusqu’à le traiter d’« antipape ». Car l’adaptation de l’Église à son temps, telle que l’a orientée le concile Vatican II et que Paul VI a pleinement assumée, a pour les uns sapé les fondements de la Tradition et en a trahi la pureté. Pour d’autres au contraire, elle n’est pas allée suffisamment loin dans l’indispensable rajeunissement de l’Église.
Et pourtant, les successeurs de Paul VI (à l’exclusion de Jean-Paul 1er dont le pontificat n’a duré que trente-trois jours) : saint Jean-Paul II, Benoît XVI et François, chacun avec sa sensibilité personnelle, ont défendu les positions finales prises par le concile et contestent toute dérive dogmatique ou liturgique. Pour le premier, le concile rappelle l’action constante et universelle de l’Esprit « dans le cœur de tout homme », ce qui exclut tout respect rigide de la Tradition. Le deuxième considère que se sont déroulés deux conciles en même temps, celui des médias, dont la lecture faussée, ne voyant que des luttes de pouvoirs entre les différentes instances et une rupture avec les pratiques liturgiques séculaires, s’est imposée trop longtemps, et celui des Pères, apaisé et honnêtement soucieux d’adapter le magistère de l’Église à l’époque moderne, qu’on commence seulement à mieux apprécier. Pour le pape actuel enfin, le concile fut une relecture de l’Évangile à la lumière de la culture contemporaine, et son fruit est « un mouvement de rénovation qui vient de l’Évangile lui-même », si bien que, dans une homélie, François ne ménage pas les « quelques voix [qui] demandent à retourner en arrière. Cela s’appelle “être entêté”, cela s’appelle “vouloir apprivoiser l’Esprit-Saint”, cela s’appelle “devenir sot et lent du cœur” ».
Il serait évidemment très réducteur et contestable de limiter les manifestations de la sainteté de Paul VI à l’exercice de son pontificat. C’est la vie de Giovanni Battista Montini dans la durée qu’il faut prendre en compte pour en déterminer les lignes de force, et les actions aux fruits durables, pas seulement pour l’Église, qui ont conduit finalement à sa toute récente canonisation.
Lors de son entrée au séminaire à l’automne 1916, les problèmes de santé de Giovanni Battista lui valent d’être dispensé de l’internat par l’évêque. C’est donc en auditeur externe qu’il assiste aux cours de théologie et qu’il bénéficie d’une beaucoup plus grande liberté que les internes. Il peut ainsi continuer à fréquenter avec profit l’Oratoire et l’Association Manzoni. Malgré ce traitement particulier, son état de santé s’aggrave et contraint Giovanni Battista à rester alité durant plusieurs semaines, lui imposant une oisiveté mal ressentie.
Cela ne l’empêche toutefois pas de concrétiser progressivement, au printemps et à l’été 1917, le projet d’un ami : diffuser à destination des jeunes partis au front des livres de tous genres, à condition qu’ils éveillent les consciences à l’action en faveur du bien. C’est ensuite aux conditions de diffusion parmi les étudiants d’un questionnaire sur le problème de la liberté d’enseignement, en vue de faire des propositions politiques, que se consacre le jeune homme. Il participe dans le même temps à la création d’un journal d’étudiants bimestriel La Fionda (La Fronde), dans le but de favoriser un renouveau spirituel, et d’influer sur les mentalités, avec une orientation qui se fait de plus en plus politique, dans le contexte très agité de cette époque, en raison de la montée du fascisme. L’audience du journal s’élargit considérablement, avec des rédacteurs de grande qualité intellectuelle et morale, notamment des professeurs d’université catholiques. Toutes ces activités et celles qui suivirent et les prolongèrent, qu’il est impossible de rapporter ici, témoignent du sens de la responsabilité d’un chrétien dans la vie politique et religieuse, inspirée du modèle paternel.
Les problèmes cardiaques récurrents de Giovanni Battista, s’ils amoindrissent ses forces, n’entravent cependant pas son activité intellectuelle ni la poursuite de ses études au séminaire. Il passe avec succès les examens de fin d’année et, après toutes les étapes préalables alors nécessaires, il est ordonné prêtre, le 29 mai 1920, non sans une appréhension qui perdurera de nombreuses années sur ses aptitudes à remplir sa mission.
Durant l’été, où il prend quelques vacances, le jeune prêtre attend d’être éclairé sur le sort que lui réserve la hiérarchie ecclésiastique. C’est finalement à Rome qu’il est envoyé pour poursuivre ses études.
Giovanni Battista y arrive le 10 novembre 1920. Inscrit à la fois à la faculté de philosophie de l’Université pontificale grégorienne (jésuite) et à celle de Lettres de la Sapienza, (université laïque d’État), il se montre un étudiant assidu.
En même temps, très indécis sur ses souhaits d’orientation pastorale, il lui est finalement demandé d’intégrer l’Académie pontificales des nobles ecclésiastiques où est formé le futur personnel diplomatique du Saint-Siège. C’est à contrecœur que le jeune Montini reçoit cette affectation, nullement en rapport avec son désir profond d’apostolat auprès des jeunes, dans sa province de Brescia, désir qui ne cessera de l’habiter et dont il refusera par sens du devoir la possible et ultérieure réalisation. Cette nomination dans un nouveau diocèse a nécessité l’accord préalable, et donné à regret, de Mgr Gaggia, évêque de Brescia, qui écrit au substitut de la secrétairerie d’État :
Le prêtre Montini […] a toutes les bonnes et les meilleures qualités que l’on pourrait souhaiter chez un prêtre. Un esprit élevé, un cœur d’or, une volonté sûre et forte, un amour des études et par-dessus tout cela, une piété qui fait que ceux qui le connaissent ne peuvent que l’aimer et l’admirer.
Le 20 novembre, le jeune homme commence à l’Académie des études de droit. Il vit son passage dans cette institution comme « une école supérieure de charité », en raison de la provenance sociale et géographique très diverse des étudiants, source possible de malentendus, et en se demandant comment « interpréter l’Évangile » dans la langue du diplomate. Afin de mieux comprendre son époque dans les diverses expressions de la modernité, il prépare et obtient un diplôme de philosophie thomiste.
Après un séjour, nécessaire à l’ouverture intellectuelle d’un futur diplomate, en Autriche et en Allemagne durant l’été 1922, Montini prépare sérieusement le diplôme de droit canonique qu’il obtient le 9 décembre 1922 (il avait obtenu la licence en juillet).
Pendant toute cette période, il suit de très près la vie politique et les mouvements de plus en plus tumultueux que suscite chez les étudiants la montée du fascisme, auquel il ne cesse de s’opposer ouvertement dans La Fionda, ce qui provoquera la dissolution du journal en 1926. Pour le jeune Montini, le seul rempart efficace contre les séductions du fascisme consiste dans l’obligation absolue, pour les classes les plus cultivées, de s’investir sans compter dans l’éducation du peuple. C’est comme un apostolat exigeant et permanent qu’il n’a cessé de considérer cette mission.
Durant l’hiver 1922-1923, ayant bénéficié de quelques mois de relative liberté après l’obtention du diplôme en droit canonique, Montini apprend, en mai 1923, son affectation à la nonciature de Varsovie, où il arrive le 7 juin. Il n’y reste que quelques mois, grâce à plusieurs interventions au motif d’épargner à sa santé les rigueurs de l’hiver polonais, et s’empresse de retourner à Rome.
Ce sont des années extrêmement riches, alourdies par des hostilités déclarées contre son action et douloureusement vécues.
Dès son retour de Varsovie, le futur diplomate retourne suivre à l’Académie pontificale des cours de droit et de langues étrangères. Il profite des vacances de l’été 1924 pour séjourner en France, associant des objectifs religieux – il se recueille sur les tombes de saint François de Sale et de sainte Jeanne de Chantal en Savoie et va à Lisieux – au souci de perfectionner sa pratique du français, à l’Alliance française de Paris. Il en profite pour visiter le musée du Louvre, témoignant ainsi d’une sensibilité à l’art qui ne se démentira pas.
Aumônier des étudiants à la FUCI (1924-1933)
En novembre, Jean-Baptiste Montini est nommé par Pie XI à un poste auquel l’avaient préparé ses engagements militants antérieurs, avec pour mission d’en contrôler des activités politiques de plus en plus favorables au fascisme. Il devient en effet aumônier du Cercle universitaire catholique romain, antenne locale de la FUCI (Fédération des universitaires catholiques italiens) qui dépend elle-même de l’ACI (Action catholique italienne). Sa tâche est facilitée au début par le fait qu’il connaisse nombre des étudiants, par son réseau constitué à Brescia.
Dans le cadre de son apostolat, il organise des conférences, des leçons sur la morale chrétienne et prêche des retraites, sans relâcher ses efforts en vue de soustraire la FUCI à l’influence du fascisme, dont le PPI est de plus en plus solidaire. Ce sera sans succès, puisque le parti n’obtiendra que très peu de sièges aux élections législatives de 1924 (ce qui entraînera sa dissolution en 1926). Cependant, pour le soutenir dans cette voie, le pape le nomme, en 1925, aumônier national de la Fédération auquel ce dernier donne alors une orientation nettement plus culturelle et religieuse. Cela n’empêche toutefois pas que se multiplient des incidents entre étudiants catholiques et fascistes. Celui que l’on nomme désormais Mgr Montini (à la suite de sa nomination par Pie XI du titre purement honorifique de camérier secret) exclut de la FUCI les étudiants qui refusent de quitter le Groupement universitaire fasciste.
Les années 1930-1933 sont particulièrement difficiles pour Mgr Montini, en raison de tensions toujours plus vives entre la FUCI et les fascistes, d’accusations calomnieuses de la part d’un évêque quant à son action d’aumônier et enfin de rivalités entre la FUCI et les jésuites dont les enseignements sont concurrents. La crise se résout en partie par la démission (souvent interprétée comme forcée) de Mgr Montini de sa charge d’aumônier national des Associations universitaires catholiques. Xenio Toscani, l’un des biographes de Paul VI, dresse le bilan, pour l’Italie et pour l’Église, des années qu’il a passées à la FUCI, où ses facultés de discernement l’ont rendu un éducateur de premier ordre :
En collaboration avec un groupe de jeunes aux qualités exceptionnelles, qu’il sut animer et éduquer, son ministère transforma la FUCI en cette grande école de formation religieuse et intellectuelle qui allait façonner la meilleure part, et la plus dynamique de la classe dirigeante catholique du pays des années 1940-1970.
C’est parmi ces jeunes que se recruteront ensuite des responsables de la Démocratie chrétienne, dont Aldo Moro, cinq fois président du Conseil, fut une figure emblématique. Mgr Montini fut profondément affecté par l’assassinat, commis par les Brigades rouges le 9 mai 1978, en dépit de ses interventions émouvantes pour l’empêcher, de celui qui avait été un ami proche malgré leur divergence politique.
À la secrétairerie d’État (1924-1954)
Un mois avant son entrée à la FUCI, Jean-Baptiste Montini avait été nommé, toujours sans intervention de sa part, non dans la diplomatie, comme attendu, mais à la Secrétairerie d’État où il débute le 1er octobre 1924, au service des Affaires ordinaires qu’il ne quittera qu’à sa nomination à l’archevêché de Milan. Jusqu’à sa démission en 1933, il doit de ce fait assumer plusieurs fonctions : s’il consacre les après-midi à la FUCI, il travaille le matin à la curie, ce qui ne l’empêche pas d’enseigner, de 1930 à 1937, l’histoire de la diplomatie pontificale à l’Institut pontifical Utriusque juris.
À la Secrétairerie, après un emploi modeste de débutant, il est nommé au fil des années minutante (rédacteur à partir de directives écrites) puis en 1936 primo minutante, ensuite, en décembre 1937, substitut, c’est-à-dire secrétaire responsable de la rédaction. Cette dernière fonction le rend le plus proche collaborateur du pape qui le reçoit quotidiennement, et en charge des relations du Saint-Siège avec les grands organismes de l’Église et avec les personnalités reçues en audience au Vatican. Le secrétaire particulier du précédent substitut note, à propos de Mgr Montini : « Beaucoup étaient satisfaits de la rapidité de son service », avis corroboré par celui du secrétaire d’État, cardinal Pacelli : « Il travaillait vite et bien ». Plus tard, Mgr Tardini, substitut aux Affaires extraordinaires, déclara, à son sujet, lorsque Pie XII le nomma en 1952 pro-secrétaire d’État : « L’avoir eu comme frère, plus que comme compagnon, dans ces années au cours desquelles j’ai exercé les fonctions de substitut, avoir constaté jour après jour ses capacités, son esprit de sacrifice, sa grande vertu, me donne le droit de me réjouir immensément de cette nouvelle nomination. Pas seulement parce que j’y vois reconnu et récompensé son mérite, mais parce que je suis sûr que le travail de Don Giovanni Battista, à un poste de responsabilité, sera grandement utile à l’Église. »
Mais avant cette promotion, le pape Pie XII n’ayant pas remplacé le secrétaire d’État Luigi Maglione, mort brutalement le 22 août 1944, Mgr Montini devient le bras droit du Saint-Père aux Affaires ordinaires. Il rédige ou signe pour lui un grand nombre de discours, messages ou allocutions destinés à des organisations et personnalités de passage au Vatican. En outre, il seconde le souverain pontife dans la rédaction des encycliques et autres grands textes pontificaux.
C’est à ce titre également qu’il est chargé, durant la guerre, des relations entre les prisonniers de guerre ou internés civils et leurs familles et de diffuser sur Radio Vatican des messages pour dénoncer le sort réservé par les nazis au clergé et aux civils polonais. Il participe, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, à la distribution de secours aux prisonniers et aux populations civiles. En novembre 1941, il préside la nouvelle Commission pour les secours, chargée d’envoyer des aides financières et des médicaments aux prisonniers, alliés ou non. Par la nonciature de Berlin, il fait parvenir aux Italiens détenus en Allemagne des vivres et des médicaments, ainsi que des livres de prières. Ces activités à destination de ceux qui souffrent préfigurent ses nombreuses initiatives en tant qu’archevêque de Milan puis de souverain pontife.
À la suite des deux bombardements de Rome par les Alliés, le 19 juillet puis le 13 août 1943, Mgr Montini accompagne Pie XII sur les lieux touchés par ces frappes aériennes, afin de prier, de secourir les pauvres et de réconforter la population. En octobre 1944, après la rafle, par les nazis, de mille deux cents juifs romains, il est chargé par Pie XII de cacher, dans des couvents et autres édifices religieux, juifs et antifascistes. Lui-même, dont une belle-sœur est arrêtée par les Allemands, accueille dans son appartement du Vatican son frère Lodovico, dont les nazis occupent la maison de famille à Brescia, et des enfants de la famille de Savoie et leur gouvernante. Par son intervention personnelle, il sauve de la peine de mort Giuliano Vassalli, résistant romain socialiste interné à Rome.
Après la guerre, il continue de se montrer très actif dans le domaine humanitaire : il ne cesse d’alerter les diplomates occidentaux sur le sort des populations des pays de l’Est, poursuit son action en faveur des prisonniers libérés et des nouveaux prisonniers provoqués par l’épuration. À la fin de l’année 1946, il organise un service d’assistance aux émigrés, afin de venir en aide aux populations italiennes, allemandes et polonaises contraintes de quitter leur territoire, du fait des nouvelles frontières. Ses fonctions auprès du pape le conduisent à jouer un rôle politique certain, au moment de la reconstruction de l’Italie, en faveur d’un nouvel ordre social qui devait intégrer les bouleversements causés par la guerre. À propos de cette période, son secrétaire particulier Mgr Clarizio a dit de lui qu’« il était l’âme du corps diplomatique, que ce soit à l’intérieur ou au dehors du Vatican. Il travaillait sans relâche en faveur de la paix. »
Pendant tout ce temps, le ministère sacerdotal n’est pas négligé. Mgr Montini officie et prêche à la paroisse Santa Anna du Vatican et dans l’église de San Pellegrino ; de plus, il se rend dans des faubourgs populaires de Rome comme aumônier ou organisateur d’œuvres caritatives ou encore pour des conférences de Saint-Vincent de Paul, dans lesquelles il prêche le lien entre la charité et la pauvreté. La proximité, alors influente, de Mgr Montini avec le pape permet, en 1948, que soient épargnés un tenant des idées du père Teilhard de Chardin et un ouvrage de Maxence Van der Meersch sur sainte Thérèse de Lisieux. Le souci de rapprochement œcuménique qu’il poursuivra par la suite le fait recevoir en audience, en mars 1949, Frère Roger Schutz et Max Thurian, responsables de la Communauté de Taizé. La politique n’est pas oubliée non plus, dans la nécessaire reconstruction de l’Italie : Montini insiste pour que les accords du Latran soient inscrits dans le texte de la Constitution, soutient le pape en faveur de l’adhésion de l’Italie à l’OTAN. Il promeut la création des Associations catholiques des travailleurs italiens (ACLI), en même temps que celle de syndicats indépendants de l’Église catholique.
Il s’engage enfin activement dans la création d’un nouveau modèle pastoral, en se montrant d’abord sensible à la « voie française » ouverte par l’expérience des prêtres-ouvriers, avant que la papauté n’y mette fin le 1er mars 1954 en raison de l’absence de formation théologique adaptée ; il prône la nécessaire adaptation de l’Église aux évolutions de la société et l’obligation pour tout chrétien de mener une vie en cohérence avec sa foi en suivant l’Évangile. Toutes ces positions lui vaudront évidemment l’hostilité de plus en plus marquée des conservateurs, et la nomination à l’archevêché de Milan, diversement interprétée, a pu être perçue comme le résultat de l’action, à un moment où les relations avec le pape s’étaient détériorées, du « cercle des vautours romains » qui souhaitaient éloigner Mgr Montini des lieux de décision du pouvoir religieux, (alors que d‘autres l’ont au contraire interprétée comme l’ultime étape avant le pontificat).
Après avoir été nommé par Pie XII pro-secrétaire d’État en 1952, Mgr Montini apprend, le soir du 3 novembre 1954, sa nomination officielle à l’archevêché de Milan qu’il n’avait nullement envisagée et qui le bouleversa profondément :
Je mesure l’aspect formidable [redoutable] de mon ministère et j’expérimente jusqu’à souffrir d’angoisse mes pauvres capacités, ainsi que ma faiblesse. J’ai tellement besoin que Dieu me prenne par la main.
Le 12 décembre, après une retraite spirituelle, il reçoit la consécration épiscopale à la basilique Saint-Pierre, avant de préparer son départ pour Milan où il reçoit un accueil officiel le 7 janvier 1955.
Dès son arrivée à Milan, afin de prendre la pleine mesure de la situation religieuse du diocèse, Mgr Montini reçoit en audience tous les représentants des acteurs de la vie politique, des industries, de l’administration ; il reçoit aussi prêtres et responsables religieux et laïcs d’associations ecclésiales. Il visite en outre des usines milanaises, ce qui l’a fait nommer « l’archevêque des travailleurs », des hôpitaux, des paroisses et des communautés religieuses de son territoire et, répondant à un « devoir de présence », il multipliera les visites pastorales même dans les endroits les plus reculés, fidèle à sa préoccupation d’annoncer partout et inlassablement l’Évangile. Il se rend aussi aux foires de Milan, en particulier à la Foire internationale, en avril 1955.
Dans le but d’enrayer la déchristianisation, il organise à Milan, du 5 au 24 novembre 1957, la Mission extraordinaire qui a nécessité une mobilisation et une préparation longues et minutieuses, et la participation d’un très grand nombre d’ecclésiastiques chargés d’aller « inculquer le surnaturel » auprès de populations qui le négligeaient, voire l’ignoraient totalement – celles que François nomme « les périphéries » : les hommes politiques (le maire est communiste), les membres de l’administration et tous les acteurs du monde du travail, les artistes. Cependant, malgré tout ce déploiement d’énergies multiples, les Milanais retombent très vite massivement dans un matérialisme passif, ce qui ne ralentit pas, toutefois, l’activité missionnaire du pasteur qui, pour fêter le centenaire des apparitions mariales de Lourdes, organise dans ce sanctuaire un pèlerinage avec 4 500 fidèles de son diocèse, du 26 juin au 1er juillet 1958. Car c’est par Marie que passe le chemin qui conduit à Jésus, selon l’un des thèmes privilégiés de la prédication de l’archevêque qui se rend également dans les sanctuaires mariaux diocésains (la Lombardie en compte quatre, dont l’un particulièrement important), et hors diocèse, comme on le voit ici. Il incite les fidèles à modeler leur vie sur les réponses apportées par Marie aux étapes décisives de sa vie : abandon au Seigneur et accueil confiant de sa parole, vie de prière, de silence, d’humilité et d’attention aux autres.
Avec le concours de tous ceux qui en ont la charge, il s’appuie sur l’Action catholique et sur la Jeunesse étudiante ; il incite les prêtres à inclure dans les paroisses des salles de spectacles et des équipements sportifs, promeut dans chacune le développement de patronages aux activités joyeuses et éducatrices, une catéchèse plus efficace car mieux adaptée et l’implication des familles.
Par ailleurs, l’afflux massif de migrants arrivant régulièrement de l’Italie du Sud rend urgente la construction d’églises dans les quartiers périphériques, très pauvres, et dont le financement mobilise fortement l’action de l’archevêque : à son élection comme successeur de Jean XXIII, malgré la disproportion qu’il déplorait entre les besoins et les moyens, il a fait construire 123 églises. Convaincu que l’Institution doit accueillir tout ce que la modernité propose de bon et que la culture est un moyen d’accès privilégié à la transcendance, Mgr Montini, pour les décorer, fait appel à des artistes contemporains, dans le but qu’ils renouent avec le monde religieux, à la seule condition d’exprimer fidèlement la spiritualité chrétienne. Un Office pastoral a pour mission de favoriser l’intégration des migrants dans les églises ; il est doublé d’un Office d’assistance sociale chargé de la distribution de secours aux nécessiteux.
L’ouverture qui a toujours caractérisé l’apostolat du vicaire du Christ s’étend également aux représentants des courants œcuméniques. En effet, il continue à recevoir Roger Schutz, Max Thurian et des ecclésiastiques anglicans.
Cependant, les piètres résultats de l’activité inlassable de Mgr Montini pour éveiller les consciences lui firent prendre conscience de la gravité de la situation religieuse de la ville, restée hermétique à toute tentative de dépassement d’un laïcisme généralisé. « Plus rien n’est sacré, plus rien n’est religieusement sûr », déplore‑t‑il avec inquiétude et souffrance intime. Des années plus tard, il dira que Milan aura été pour lui « un champ d’expérimentation » ; il est indéniable que l’expérience qu’il y a acquise lui a permis d’affronter avec une plus grande maîtrise les défis nombreux et cruciaux qui l’attendaient.
Le 17 novembre 1958, quelques jours seulement après son couronnement, le 4 novembre, Jean XXIII, qui avait succédé à Pie XII, mort le 9 octobre 1958, l’avait nommé cardinal. Sa mort, le 3 juin 1963, impose le départ pour Rome du cardinal en vue de la tenue du conclave et, le 21 juin, il est appelé par quatre-vingt-deux de ses pairs à lui succéder : il a 65 ans, et choisit de s’appeler Paul VI, en hommage à l’apôtre évangélisateur des gentils et au pape Paul V qui a appliqué les décisions du concile de Trente. Il écrit, le soir même de son élection :
En attendant, oui, je continue à méditer, dans la stupeur de ce qui est arrivé. Est-ce que je pouvais, est-ce que je devais l’éviter ? « Seigneur, tu sais tout. » Il me semble que les événements étaient plus forts que moi. Et qu’il y avait en moi une prière sincère et tacite d’être épargné, mais aussi l’intention de ne pas commettre de lâcheté et de faire encore [nous soulignons] l’oblation de ma pauvre vie.
Habité par la conscience aiguë de son énorme responsabilité envers l’Église, envers ses contemporains et envers l’Histoire, il précise le sens de la devise qu’il a choisie : « tout rapporter au Seigneur, en son honneur, en son hommage, en son amour » ; tout faire découler du Seigneur dans un abandon filial, exempt de « toute crainte ou inquiétude, après avoir fait ce que l’on devait et ce que l’on croyait bien faire », et avoir « confiance dans l’efficacité du ministère accompli justement « in nomine Domini ». Il éprouve en même temps la limite de ses propres moyens, l’extrême solitude inhérente à sa charge et l’obligation de bienveillance qu’il lui incombe de réserver à chacun. Il note, peu de temps après son élection :
Quel cœur faut-il ? Un cœur sensible, à tout besoin ; un cœur prêt, à toute possibilité de bien ; un cœur libre, pour une pauvreté choisie ; un cœur magnanime, pour tout pardon possible, pour toute entreprise raisonnable ; un cœur gentil, pour toute affabilité ; un cœur plein de piété, pour toute nourriture venue d’en haut.
C’est donc de façon douloureuse, une fois de plus, que le nouveau pape vit la lourde responsabilité de devoir diriger avec sûreté la barque de saint Pierre, dans un contexte particulièrement difficile en raison de la préoccupante situation politique mondiale, du rejet de la morale catholique associée à l’extension de l’athéisme et de contestations émanant même du sein de l’Église où s’étaient infiltrées « les fumées de Satan », selon une expression du pontife fréquemment reprise.
L’amour pour l’Église, qui n’a cessé de l’habiter jusqu’à son dernier souffle, va orienter toute l’activité et tous les choix du souverain pontife, dans le large champ des domaines dans lesquels il s’investit. Et le premier auquel il se soit consacré est la reprise et l’achèvement des travaux du concile Vatican II, réuni par Jean XXIII afin de prolonger ceux de Vatican I interrompus en 1870, et auquel sa mort a mis un terme prématuré. Alors cardinal de Milan, Mgr Montini avait prononcé cinq discours en vue de préciser quelles devaient être les orientations de ce concile dont il ne fallait attendre ni « des réformes radicales et renversantes » ni qu’il soit « une panacée magique et immédiate ». Mais il invitait les croyants à « comprendre l’heure de Dieu » dans les signes des temps, afin d’apporter au monde moderne les réponses adaptées. Durant la première session convoquée par Jean XXIII, ses sept Lettres du concile à destination de son diocèse faisaient part des avancées comme du manque de préparation de travaux, dépourvus d’une vue d’ensemble bien définie.
Aussi, dès le 29 septembre 1963, Paul VI convoque et ouvre la deuxième session de ce concile qu’il guidera jusqu’à son terme.
« Je cultiverai en moi la passion de la fidélité à l’Église comme Maîtresse de vérité. »
Tout en laissant aux évêques une grande liberté de parole dans leurs échanges auxquels il n’assiste que rarement, Paul VI suit de très près leurs débats, dont les conclusions ont pour vocation d’orienter la vie de l’Église, de façon sûre et dans le strict respect du dogme. Mais il se réserve de trancher seul, en tant que successeur de Pierre et en assumant sa responsabilité devant Dieu et devant l’Église, sur les questions qui risqueraient de diviser les évêques, voire de les conduire à des scissions douloureuses.
Il n’est nullement question ici de s’étendre sur les travaux, abondamment étudiés déjà, de Pères conciliaires que le pape souhaita animés d’« une compréhension profonde et d’un cœur magnanime », ce qui ne lui avait pas paru être le cas, lors de la première session. Pour la première fois, les séances furent suivies par des auditeurs laïcs dont le nombre augmenta régulièrement, comptant même, à la fin, quelques femmes, et qui purent faire part au pontife de leurs observations. Ce qui suit n’est donc qu’un rappel très schématique.
À l’ouverture de la deuxième période (29 septembre-4 décembre 1963), aux trois questions (d’où partir, pour quel but et par quel chemin y parvenir) qui, selon le pontife, devaient orienter la réflexion, l’unique réponse était le Christ, avec l’obligation de lui rester fidèle. Concrètement, étaient en cause une plus claire conscience de soi de l’Église, son renouveau, l’unité entre les chrétiens et le dialogue avec le monde contemporain en lui faisant entendre le message d’amour universel du Christ. Furent notamment discutées les questions portant sur l’Église et son fonctionnement (dont la nécessaire réforme de la curie romaine et de la liturgie) et sur la liberté religieuse, sans que soient abordés nombre de thèmes encore à débattre. C’est à cette réflexion en cours qu’il faut associer l’encyclique du 6 août 1964 Ecclesiam Suam.
L’année suivante, la reprise prochaine des travaux (14 septembre-21 novembre 1964) n’est pas sans inquiéter un Paul VI fatigué qui écrit alors :
Nous sommes à la veille de la reprise, la troisième du concile, et je prévois un immense travail pour moi, une immense responsabilité. Le Seigneur ne dédaignera pas cette intime souffrance que j’offre à sa gloire et que je veux finalement convertir en service positif de confiance en lui. En attendant j’ai l’impression d’être comme une barque fragile dans un océan démonté. Seigneur, sauve-nous. Chaque jour, Seigneur. Tu as fait de grandes choses. Mais je regarde les choses en moi. Certaines réalités du concile sont très graves et difficiles. Elles font souffrir […]. Je suis très fatigué ; mais l’amour n’est jamais fatigué.
Les débats dont l’enjeu principal était l’épiscopat, l’œcuménisme et la liberté religieuse suscitèrent de nombreuses tensions ; ils aboutirent à la constitution dogmatique Lumen Gentium, qui présente le Christ comme la lumière des peuples et la Bienheureuse Vierge Marie comme « Mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l’Église ».
La dernière période (14 septembre-8 décembre 1965) d’un concile défini à son ouverture par Paul VI comme « un acte solennel d’amour pour l’humanité » se caractérisa par le rythme très soutenu des travaux, au cours desquels celui-ci intervint davantage que dans les précédents, non sans jouer parfois un rôle de médiateur en cas de positions a priori inconciliables. Il y fut repris le thème de la liberté religieuse, sur lequel aucun consensus n’avait encore été trouvé ; suivirent d’autres points dont celui de la vie religieuse (le pape se réservant de traiter seul du célibat des prêtres, le sujet étant trop porteur de conflits) et celui de la Révélation divine.
Évaluant, à la fin du concile, le travail accompli, Paul VI se félicita qu’aux inquiétudes, aux audaces, aux arbitrages, aux doutes, le concile ait répondu d’une voix « pleine, réfléchie, solennelle » dans la fidélité à la tradition. Lui-même avait orienté les sessions en respectant la pleine liberté de ses confrères et celle des différentes commissions. Aussi, les résolutions définitives votées par les Pères conciliaires, le plus souvent avec un très large consensus, compte tenu de toutes les délibérations préliminaires, furent-elles appliquées par le pape avec une fidélité qui a fait débat.
Dans l’esprit de Vatican II, les toutes premières réformes ont porté sur l’abandon définitif de tout ce qui relevait du protocole et d’une ostentation périmés qui masquaient la mission exclusivement spirituelle du pontife. Celle-ci devait s’accomplir dans la stricte pureté évangélique. Paul VI congédie d’abord les patriciens et la noblesse romaine au service de la papauté depuis des siècles, puis c’est la suppression des très nombreuses fonctions purement honorifiques et décoratives de ce qui était peu à peu devenu la Cour papale, et à laquelle le pontife redonne son nom initial de Maison papale. Les divers corps militaires pontificaux, devenus inutiles après la perte de ses territoires par le Saint-Siège, sont également dissous, à l’exception de la Garde suisse, chargée d’assurer le service d’ordre et de vigilance dans la cité du Vatican. Le souci d’un plus grand dénuement se manifeste en outre dans l’allègement mobilier des appartements pontificaux et dans celui des vêtements des cardinaux et des prélats.
Le pape simplifie le protocole également pour la fonction papale : dès le 13 novembre 1964, il cesse d’utiliser la sedia gestatoria (chaise à porteurs) pour se déplacer à pied (sauf très exceptionnellement, peu avant sa mort, en raison de son état de santé qui l’empêche de se tenir debout). Le même jour, il remet la tiare que lui avaient donnée les Milanais sur l’autel d’une chapelle de la basilique Saint-Pierre, afin qu’elle soit vendue pour les pauvres. Ses trois successeurs se souviendront de cet exemple et renonceront à la cérémonie du couronnement ; Benoît XVI remplaça en outre, dans ses armoiries pontificales, la tiare par la simple mitre épiscopale qui rappelle que le pape est évêque de Rome, primus inter pares (premier entre les pairs) au sein du Collège des successeurs des Apôtres, ce qu’a exprimé François, le soir de son élection, en se présentant comme l’évêque de Rome. Enfin, en 1965, Paul VI est le premier à utiliser la férule pontificale ornée non plus d’une croix, selon l’usage, mais d’un crucifix.
Sans entrer dans le détail, les réformes qui ont eu les répercussions les plus vastes concernent la révision du code des Églises latine et orientale, avec les implications liturgiques que cela comporte ; celle de l’année liturgique et du calendrier romain et celle du missel romain ; la réorganisation de toutes les structures de la curie – dont Paul VI connaissait bien les rouages pour y avoir travaillé trente ans durant – afin de répondre aux nouveaux besoins missionnaires et, selon les vœux émis lors des travaux du concile, son ouverture hors du cercle fermé purement italien qui la constituait jusque là s’est réalisée progressivement mais inlassablement jusqu’aux toutes dernières années du pontificat, dans un contexte de réticences et d’oppositions prévisibles. Car cette refonte remplace de nombreux services devenus inutiles, avec pour conséquence la démission de nombreux cardinaux depuis longtemps en poste, par des congrégations ou des secrétariats mieux adaptés aux besoins contemporains : familles, migrants, unité des chrétiens, dialogue inter-religieux et celui avec les non-croyants. Par ailleurs, le pape crée de nombreux cardinaux (de l’Église orientale, africaine ou d’Extrême-Orient) provenant de diverses nations, pour enrichir la représentativité du Sacré Collège.
La création du Synode des évêques, organe consultatif, dont la première réunion se tient du 29 septembre au 29 octobre 1967, répond au désir réciproque de renforcer la cohésion entre les évêques et le pape, et sa permanence témoigne du bien-fondé de cette institution. Ce Synode s’est réuni d’abord tous les deux ans (1969 et 1971), puis au bout de trois ans à partir de 1974, avec pour enjeu la réponse collégiale à apporter à des problèmes aigus du temps, ainsi la promotion de la justice dans le monde, la nécessité pour les évêques de résister aux fortes pressions quant aux questions morales ou encore l’évangélisation dans le monde contemporain. Le fruit de cette dernière et riche réflexion est la promulgation, le 8 décembre 1975, de l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi.
Le rôle des laïcs est valorisé : eux aussi sont des apôtres envoyés par le Christ et ils doivent se sentir totalement impliqués dans la mission ; ils ont une vocation spécifique à la sainteté. Est donc rétabli le diaconat permanent, c’est-à-dire indépendant de l’ordination sacerdotale, dont il n’a pu être, auparavant, que la dernière étape.
Mais le maintien de l’obligation de célibat pour les futurs prêtres, affirmé dans l’encyclique Sacerdotalis cælibatus (24 juin 1967) qui défend la beauté du célibat comme don total à l’amour de Dieu et qui est confirmé par le deuxième Synode des évêques a provoqué de nombreux remous et incompréhensions dans le monde entier, où se manifeste partout le relâchement des mœurs. L’année suivante, l’encyclique Humanæ vitæ (25 juillet 1968) affirme « le très grave devoir de transmettre la vie humaine, qui fait des époux les libres et responsables collaborateurs du Créateur » et condamne fermement la pilule comme moyen de contraception. Ces position, prises en conscience par Paul VI, ont été très mal perçues, y compris parmi un certain nombre d’évêques moins stricts sur la morale catholique. Les fortes tensions internes à l’Église, l’hostilité de détracteurs contestant sa personne et son enseignement et refusant tout dialogue affectent profondément le souverain pontife. En réponse à cette crise de dénigrement généralisé, il demande, lors d’une audience générale (septembre 1968) : « Où est l’amour pour l’Église ? » et d’ajouter, en motivant implicitement son attitude :
Aimer l’Église d’un cœur fort et nouveau ; voilà mes enfants et mes frères, le devoir de l’heure présente. L’aimer signifie l’estimer et être heureux de lui appartenir, cela signifie lui être vaillamment fidèle ; cela signifie lui obéir et la servir dans sa mission avec joie et en faisant des sacrifices ; cela signifie vivre l’appartenance à son caractère visible et mystique avec un amour honnête et généreux pour toute autre réalité du créé qui nous entoure et nous possède, la vie, la famille, la société ; la vérité, la justice, la liberté, la bonté.
Dix ans plus tard, est publiée en Italie une loi réglementant l’avortement, contre lequel lutte fermement l’Église italienne qui ne cesse de valoriser au contraire le don de la vie. Paul VI défendit à maintes reprises l’aspect sacré de la vie humaine, précisant que « sacré » voulait dire « que la vie est soustraite au pouvoir de l’homme et défendue par la loi de Dieu ».
Si, à contre-courant d’une opinion publique hostile à des limites morales jugées obsolètes, ces positions courageuses lui ont valu à nouveau beaucoup d’incompréhension, d’animosité et de critiques personnelles, le pontife les a maintenues avec courage, car par elles s’exprimait son amour indéfectible pour l’Église.
« Le christianisme est joie. La foi est joie. La grâce est joie. » : cette certitude est au cœur de toute l’action du Saint-Père.
Malgré les maux physiques qui ont accompagné toute sa vie, le zèle pastoral de Paul VI, exprimé dans l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (1975) ne s’est jamais démenti. La ligne directrice de cette activité a été la joie d’évangéliser, terme qui revient comme un leitmotiv, « même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer », et il rappelle que si l’apostolat des prêtres est investi d’une dimension qui lui est propre, c’est à tout chrétien qu’incombe également ce devoir d’évangélisation. C’est un devoir exigeant car « pour évangéliser, il faut être courageux ; n’avoir peur de rien, ni de personne », l’action de la Providence passant aussi par les « adversités humaines ».
Au premier plan de son enseignement se comptent sept encycliques, parmi lesquelles celles d’une portée morale exigeante qui ont, de ce fait, focalisé nombre de critiques acerbes : Populorum Progressio (mars 1967) s’insurge contre l’exploitation inique des populations pauvres par une oligarchie sans scrupules, et Humanæ Vitæ (juillet 1968), sur le mariage et la régulation des naissances. Lors d’une audience accordée à des couples célébrant leurs vingt-cinq ans de mariage, Paul VI loue leur fidélité par delà les crises, les tentations et les soucis de l’éducation des enfants. Et dans une homélie du 29 juin 1978, quelques semaines avant sa mort, Paul VI rappelle que son pontificat n’a cessé d’affirmer que « la défense de la vie doit commencer à la source même de l’existence humaine » et que « l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables ».
Il inaugure les catéchèses du mercredi, où il traite des sujets les plus importants qui font débat dans la société. Dès le Vendredi saint 1964, il rétablit le Chemin de Croix au Colisée, inauguré en 1750 par saint Léonard de Port-Maurice (Ligurie), et le conduit lui-même, de 1970 à 1978, à partir de textes bibliques ou de méditations de plusieurs saints. Ce rituel sera perpétué par tous ses successeurs.
Particulièrement attentif au monde contemporain et à tous ses risques, Paul VI incite à prier pour les conjurer et décrète successivement la Journée de l’émigration (1963), la Journée pour les vocations et celle pour les communications sociales (1964) ; à partir de 1968, une Journée mondiale de la paix est fixée à chaque 1er janvier, et le pontife réitérera jusqu’à la fin de sa vie ses exhortations à toujours rechercher et maintenir la paix : « Il faut éduquer le monde à aimer la paix, à la construire, à la défendre. » Il institue en outre une Année de la foi, du 29 juin 1967 au 29 juin 1968 (cette date étant celle de la commémoration du martyre des saints Pierre et Paul), afin de fortifier la ferveur des fidèles. Enfin, l’Année sainte de 1975, au succès d’une ampleur inattendue, donna lieu à de nombreux événements symboliques. Sa clôture, la nuit de Noël 1975, fut l’occasion d’un hymne au Christ et à « la civilisation de l’amour [qui] l’emportera sur la fièvre des luttes sociales implacables et donnera au monde la transfiguration tant attendue de l’humanité finalement chrétienne. »
Afin d’apporter le message de l’Évangile à ceux dont il n’était pas la priorité, Paul VI célèbre à deux reprises (1968 et 1972) la messe de minuit auprès d’ouvriers métallurgiques à Tarente et auprès de ceux creusant une galerie à Soracte. Il multiplie les béatifications et canonisations dans le but d’inciter à la sainteté chaque membre du peuple de Dieu.
S’il est un opposant déterminé à l’ordination des femmes, « pour garder l’exemple des Écritures et de Jésus-Christ » et rester « en harmonie avec le plan de Dieu pour son Église » et sans se laisser influencer par leur ordination dans diverses communautés évangéliques, il rappelle qu’il est le premier pape à avoir proclamé en 1970 deux femmes (sainte Thérèse d’Avila et sainte Catherine de Sienne) docteurs de l’Église pour manifester l’importance que celle-ci leur reconnaissait.
Enfin, il préserva avec rigueur la pureté de la doctrine catholique et les conclusions du concile, condamnant à la fois les propositions hérétiques du Catéchisme hollandais mis en vigueur par les évêques aux Pays-Bas, auquel il répondit par le Credo du peuple de Dieu (1968), qui détaille le Credo de Nicée, mais il échoua dans ses tentatives de clarification avec Mgr Lefebvre auxquelles ce dernier ne répondit jamais que par des fins de non-recevoir.
Dès août 1951, alors qu’il œuvrait encore à la Secrétairerie d’État, Mgr Montini s’était rendu dans les principales villes du nord-est des États-Unis. Durant son pontificat à Milan, il avait maintenu des liens avec divers milieux et comptait plusieurs amis parmi les ecclésiastiques américains. Ses rapports avec le Brésil étaient moins étroits mais liés à des intérêts missionnaires. C’est donc en tant qu’archevêque que, le 3 juin 1960, il retourne dans l’est des États-Unis (dont New-York, Boston, Philadelphie) où il rencontre des personnalités diverses. Au Brésil ensuite, il visite la toute nouvelle capitale Brasilia, ainsi que des séminaires, églises et œuvres catholiques et il parcourt à pied une favela.
L’Afrique fut le but de son troisième voyage, en juillet-août 1962, afin de répondre au besoin local d’évangélisation. Il visite successivement la Rhodésie, l’Afrique du Sud où il a l’occasion d’observer « de près ce que représente la terrible politique de séparation raciale, la politique de l’apartheid », le Nigéria où il s’intéresse au développement culturel du pays et le Ghana. Partout, ses centres d’intérêt premiers sont les écoles, séminaires, œuvres de bienfaisance, et villages indigènes.
Dès son élection au pontificat, Paul VI projette un pèlerinage en Terre sainte dans les principaux lieux liés à l’enseignement de Jésus et dans un esprit de piété, de pénitence et de charité. Par ce voyage inaugural, la Terre sainte redevient le berceau du christianisme.
Le pèlerinage en Terre Sainte – 4-6 janvier 1964
Premier pape à retourner en Terre sainte sur les traces de saint Pierre, Paul VI, dès son arrivée à Jérusalem, se rend sur les lieux de la passion du Christ : au Saint-Sépulcre par la Via Dolorosa (l’une des deux voies alors possibles pour aller jusqu’au Golgotha, d’où son nom) ; à la basilique Dominus flevit [le Seigneur pleura] de Gethsémani. Le lendemain, après avoir célébré la messe dans la basilique de l’Annonciation à Nazareth, il retourne à Jérusalem avec des étapes à Cana, à Tabgha (sur le lac de Tibériade) où, selon la tradition, Jésus aurait conféré à Pierre la primauté sur les apôtres, à Capharnaüm, au mont des Béatitudes et au mont Thabor (celui de la Transfiguration). Dans la Ville sainte ensuite, il se rend au Cénacle, à la basilique de la Dormition de la Vierge. Le 6 janvier, après la messe à la grotte de la Nativité à Bethléem, il adresse à l’Église et au monde une invitation à la paix : « Nous sentons le devoir impérieux de renouveler aux Chefs d’États et à tous ceux qui ont la responsabilité des peuples, notre pressant appel en faveur de la paix du monde. »
Sa venue à Jérusalem lui est l’occasion de rencontrer les patriarches orthodoxe et arménien, et surtout le patriarche de Constantinople Athénagoras 1er avec lequel Paul VI échange un baiser de paix qui met un terme au grand schisme entre les Églises d’Orient et d’Occident de 1054 et qui lui inspire ce vœu :
Que le baiser de paix que le Seigneur nous a permis d’échanger sur cette terre bénie, et la prière que nous a enseignée Jésus-Christ et que nous sommes sur le point de réciter ensemble, soient le symbole et l’exemple de […] la charité.
Alors s’est nouée entre les deux hommes une relation d’amitié fructueuse : son fruit fut, en effet, un an plus tard, la levée des excommunications de 1054.
La venue du pontife permit, dans les années suivantes, l’ouverture d’institutions en faveur des déshérités : à Jérusalem (maison d’accueil pour les pèlerins pauvres et dispensaire pour malades indigents) ; à Bethléem (institut pontifical pour enfants sourds-muets et université) ; à Tantur enfin (institut œcuménique d’études théologiques pour la promotion du dialogue interconfessionnel et interculturel).
Pour la première fois depuis des siècles, un pape avait quitté Rome ; ce n’était que le prélude à d’autres voyages apostoliques dans tous les continents.
L’Inde – 2-5 décembre 1964
C’est à l’occasion du XXXVIIIe congrès eucharistique international, à Bombay, que Paul VI se rend en Inde où il reçoit un accueil chaleureux. Offices selon le rite syro-malabar, consécrations d’évêques de tous les continents, rencontres diverses, visites à l’hôpital et à l’orphelinat de Bombay ponctuent son séjour. Aux journalistes, il demande qu’ils soutiennent sa proposition de réduire les armements et de créer avec les sommes ainsi économisées un fonds d’aide aux populations les plus pauvres du monde. À son départ, il donne la voiture utilisée pendant son séjour à mère Teresa de Calcutta, alors inconnue : le produit de la vente permit la construction d’une cité pour les lépreux.
Le Portugal – 13 mai et la Turquie 25-26 juillet 1967
Paul VI a toujours profondément vénéré Marie, comme il a été dit. Aussi, le 13 mai, il se rend à Notre-Dame de Fatima, pour le cinquantième anniversaire de la première apparition de la Vierge aux enfants et pour le vingt-cinquième anniversaire de la consécration du genre humain au Cœur immaculé de Marie. Ses intentions de prière : demander à Marie « une Église vivante, une Église vraie, une Église unie, une Église sainte » et la paix pour un monde alors en grand danger qui lui inspire une exhortation pressante : « Hommes, ne pensez pas à vos projets de destruction et de mort, de révolution et de subversion ; pensez aux projets de commun bien-être et de collaboration sincère. »
Le souhait de témoigner sa compassion aux populations turques touchées, le 22 juillet, par un tremblement destructeur mena le pontife en Turquie les 25 et 26 juillet ; aux paroles se joignirent des dons matériels. À Istanbul, dans son désir constant d’ouverture et de dialogue, Paul VI rencontre des représentants des différentes Églises et ceux des religions non chrétiennes (grand mufti, grand rabbin). Il approfondit sa relation avec Athénagoras 1er rencontré précédemment à Jérusalem et qui annonce sa venue à Rome (26-28 octobre de la même année), visite qui développera entre les deux hommes des liens d’amitié intime. Après son passage à Smyrne, le pontife va se recueillir à Éphèse, l’un des lieux supposés de la mort de Marie proclamée Mère de Dieu (Theotokos) et, en union avec les chefs de toutes les Églises orthodoxes, il y prie pour « l’unité de l’Esprit par le lien de la paix ».
La Colombie – 22-24 août 1968
Le XXXIXe congrès eucharistique international conduit Paul VI à Bogota, où domine un climat « d’intolérance et de rébellion, même dans les rangs du clergé et des fidèles » auquel la seule réponse possible ne peut être que l’amour, « non l’amour faible et rhétorique, mais bien celui que le Christ nous enseigne dans l’Eucharistie, l’amour qu’on donne, qui se multiplie, l’amour qui se sacrifie. »
Des entrevues avec des personnalités civiles et religieuses sont suivies, à la cathédrale, de l’ordination de très nombreux diacres et prêtres de toute l’Amérique latine. Le pontife prononce en cette circonstance, sur le ministère ordonné, une homélie en forme d’action de grâce et de louange, le sacerdoce qui assimile le prêtre à Jésus étant pour lui un état « sublime » qui impose aux prêtres la conscience d’être médiateurs entre Dieu et les hommes et entre les hommes et Dieu, et donc une intimité absolue avec le Christ.
Le lendemain, dans les environs de la capitale, il célèbre selon son vœu la messe en présence de trois cent mille campesinos qui représentent pour lui
une image sacrée du Seigneur […], nous nous inclinons devant vous, et nous voulons reconnaître le Christ en vous, presque redevenu vivant et souffrant […], nous sommes venus pour honorer le Christ en vous, et donc pour nous incliner devant vous, et pour vous dire que cet amour, que Jésus-Christ ressuscité demanda par trois fois à Pierre, dont nous sommes l’humble et dernier Successeur, cet amour de Lui en vous, nous vous le rendons. Nous vous aimons !
Dénonçant leur pauvreté provoquée par l’injustice dans la répartition des ressources économiques, il s’engage à œuvrer pour améliorer leur sort : faire reconnaître leur dignité d’hommes et dénoncer tous les abus et iniquités dont ils sont victimes ; solliciter l’aide des pays plus riches, y compris celle de l’Église. Enfin, eux-mêmes ne devaient pas considérer la violence et la révolution comme les réponses appropriées : « la violence n’est pas évangélique, n’est pas chrétienne ».
Le 24 août, Paul VI célèbre la messe dans la paroisse pauvre de Sainte-Cécile, à la périphérie, visite quelques-unes des maisons les plus pauvres puis se rend à la cathédrale de Bogota pour la rencontre d’ouverture de l’Assemblée générale de la CELAM (Conseil épiscopal latino-américain) ; il y prononce une homélie pour mettre les évêques en garde contre la tentation dangereuse du renouveau théologique, contre celle de la sécularisation et pour leur rappeler l’appel à la vocation de pauvreté du Christ ; il conclut sur un fervent appel à la paix, en chacun, entre les classes sociales, entre les peuples, « dans la célébration d’un humanisme éclairé par l’Évangile ».
L’Ouganda – 31 juillet-2 août 1969
L’occasion de ce voyage fut le premier symposium des évêques d’Afrique et de Madagascar, à Kampala, que Paul VI devait conclure. Dans son discours, il insista d’abord sur le rôle éducatif de l’Église « qui doit aider l’Afrique sur la juste voie du développement de la concorde et de la paix », il rappela qu’elle devait être avant tout catholique, c’est-à-dire professer le patrimoine commun de la doctrine du Christ, dans le respect de la tradition catholique. Mais il reconnut ensuite que sur ce fondement, des adaptations aux mentalités locales étaient nécessaires. « En ce sens, vous pouvez et vous devez avoir un christianisme africain. »
Le 1er août fut dédié à l’administration de plusieurs sacrements. Mais au-delà des traditionnelles rencontres avec les personnalités politiques, civiles et religieuses, le pape accorda une attention particulière aux plus fragiles : il visita deux hôpitaux, une paroisse pauvre, un petit village et un centre d’insertion sociale. Il en appela à la responsabilité des pays riches afin qu’ils ne s’approprient pas indûment les matières premières de l’Afrique mais qu’ils contribuent à son développement autonome, dans le respect de la dignité des personnes, surtout des plus faibles.
L’Extrême-Orient, l’Océanie, l’Australie – 26 novembre-5 décembre 1970
Les étapes de ce grand périple missionnaire furent Téhéran (Iran) ; Dacca (Pakistan oriental) ; trois jours à Manille (Philippines) ; un jour aux îles Samoa ; quatre jours à Sydney (Australie) ; un jour à Djakarta (Indonésie) ; quelques heures à Hong-Kong ; puis Colombo et Ceylan.
Avant son départ, le pape est très conscient de sa petitesse par rapport aux foules immenses qu’il va rencontrer, et qu’il ne sera pas toujours entendu ; il puise son réconfort dans son ardeur missionnaire. À Manille, il est victime d’une tentative d’assassinat dont il réchappe avec une blessure au coup et, le même jour, prononce devant environ deux millions de personnes une homélie tout entière centrée sur la personne du Christ, non seulement le Chemin, la Vérité et la Vie mais le Pain de vie venu pour soulager toutes les détresses. Le même jour encore, il visite l’un des quartiers les plus pauvres de la ville pour porter aux habitants l’amour de l’Église et celui du Seigneur. Le pape poursuit son apostolat à Sydney où il rappelle que : « L’homme peut organiser la terre sans Dieu, mais sans Dieu, il ne peut en fin de compte que l’organiser contre l’homme », mettant les jeunes australiens qui l’écoutent devant l’alternative : choisir pour l’homme avec Jésus-Christ ou contre l’homme. À Hong-Kong, c’est devant des fidèles catholiques qu’il célèbre la messe, les encourageant à persévérer dans la foi de leur baptême.
Durant tous ses voyages, le souverain pontife n’a donc cessé d’apporter la parole de l’Évangile comme réconfort à toutes les détresses, de manifester son amour et celui de l’Église envers tous ceux qui souffrent, d’appeler à améliorer leur situation en promouvant le respect de la dignité de tout homme et enfin d’inciter chaque être et chaque peuple à rechercher la paix, encore et toujours.
Le voyage en Extrême-Orient, en Océanie et en Australie est le dernier qu’ait accompli le pape à l’étranger. Désormais, c’est en Italie seulement qu’il effectuera quelques déplacements ponctuels, car il s’était rendu sur tous les continents mais peut-être aussi pour ménager sa santé de plus en plus précaire.
Quelques mois avant son dernier grand voyage, le 24 avril 1970, Paul VI se rend au sanctuaire de Notre-Dame de Bonaria, en Sardaigne, pour le VIe centenaire de l’arrivée prodigieuse sur l’île, à la suite d’une tempête, de la statue d’une Vierge à l’enfant provenant d’Espagne. Bien qu’il prévoie que sa visite ne soit pas unanimement appréciée (il y sera l’objet de violences de la part d’un groupe d’anarchistes), il se rend dans un quartier périphérique très pauvre pour marquer aux habitants son intérêt et pour soutenir leurs droits sociaux.
L’année suivante, le 8 septembre 1971, jour de la fête de la Nativité de la Vierge Marie, il effectue un pèlerinage à la très importante et très prestigieuse abbaye de Subiaco, fondée au VIe siècle par saint Benoît de Nursie.
Le 16 septembre 1972, il est à Udine, au nord-est de Venise, pour le XVIIIe congrès eucharistique national, s’étant arrêté auparavant à Venise dont le patriarche était un ami puis à Aquileia.
Le 14 septembre 1974, il se rend, dans la région du Latium, sur les traces de saint Thomas d’Aquin à l’abbaye de Fossanova où il mourut, le 7 mars 1274, puis à celle d’Aquino et enfin à Roccasecca, lieu de la naissance du célèbre philosophe en 1224 ou 1225.
Paul VI a été très conscient de la nouveauté sans retour qu’instituaient les voyages dans l’exercice de la mission pontificale. Il aurait en effet confié à l’un de ses proches : « Vous verrez le nombre de voyages qu’entreprendra mon successeur ! » Jean-Paul II ne lui aura pas apporté de démenti.
Le dialogue étant pour Paul VI la seule voie efficace pour apaiser les tensions et régler les différends, et de même qu’il l’a fait lors de tous ses voyages à l’étranger, le souverain pontife entretient au Vatican, et jusque dans ses toutes dernières années, des relations avec les chefs des principales religions chrétiennes ou non, leur manifestant son admiration profonde et sa cordialité.
Dès le 23 mars 1966, il rencontre, à la chapelle Sixtine, le primat de l’église anglicane et archevêque de Canterbury Michael Ramsey qu’il accueille avec respect et amitié (ce à quoi les Anglais ont été très sensibles). Une Déclaration commune signée le lendemain, au monastère de Saint-Paul-Hors-Les-Murs, est suivie d’une célébration dans la basilique.
Un autre interlocuteur important pour le pontife est le patriarche de Constantinople Athénagoras 1er, déjà mentionné lors du pèlerinage à Jérusalem. Il rend visite à Paul VI du 26 au 28 octobre 1967 et tous deux signent une Déclaration commune. Il s’ensuivra, le 14 décembre 1975, la célébration, à la chapelle Sixtine, du dixième anniversaire de la levée des excommunications entre Rome et Constantinople, par une cérémonie identique et simultanée à Rome et à Constantinople, avec échange préalable de délégations. À cette occasion, Paul VI rappela que la levée des excommunications était signe de la volonté de construire ensemble « une nouvelle ère de fraternité. »
Il apporte également tous ses soins aux relations avec les autres Églises d’Orient. Reçus tour à tour au Saint-Siège, leurs patriarches signent après leur entretien avec le Saint-Père une Déclaration commune : le 9 mai 1970, visite du catholicos arménien Vasken 1er et, après un temps de prière à la chapelle Sixtine, leur déclaration commune prend acte des obstacles se dressant pour une pleine communion. Fin octobre 1971, c’est au tour du patriarche syro-orthodoxe d’Antioche Ignace Jacques III de signer une Déclaration commune d’engagement à une pleine communion. En 1972, sont reçus successivement le métropolite de Chalcédoine Méliton (24 janvier, durant la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens), la délégation du patriarche orthodoxe de Moscou (7 février), celle du Patriarcat orthodoxe de Roumanie (18 mars) et enfin le 5 juin un groupe de moines bouddhistes thaïlandais : le pape reconnaît les trésors spirituels, moraux, sociaux et culturels de leurs traditions.
L’année 1973 n’est pas moins bien remplie à cet égard : venu en rencontre privée (5-10 mai), le patriarche de l’Église copte orthodoxe Shenouda III participe à la messe dans la basilique Saint-Pierre à la mémoire de saint Athanase, défenseur du concile de Nicée ; le 8 juin, c’est la visite officielle du patriarche bouddhiste suprême du Laos Dhammayana Mahathera, qui exprime son désir sincère de coopération en faveur de la paix ; le 30 septembre, est reçu en audience le DalaÏ Lama. À cette occasion, le pape confirme le respect de l’Église envers les comportements et enseignements des autres religions, reflets du rayon de l’éternelle vérité qui éclaire tous les hommes.
Le 25 octobre 1974, est chaleureusement accueillie la délégation de hauts dignitaires islamiques d’Arabie Saoudite, car ils placent leur foi dans la grandeur et la miséricorde de Dieu.
Enfin, le 17 janvier 1975, Paul VI reçoit en audience un éminent représentant du bouddhisme tibétain, Rangjung Rigpe Dorje.
Invité à intervenir à Genève, le 10 juin 1969, dans un autre contexte évoqué ensuite, Paul VI en profite pour se rendre à l’assemblée du Conseil œcuménique des Églises, dont l’Église catholique n’est pas membre. Négligeant l’« œcuméniquement » correct, il affirme sa légitimité comme successeur de Pierre, fondée sur les paroles mêmes de Jésus :
Heureuse rencontre, en vérité, moment prophétique, aurore d’un jour futur et attendu depuis des siècles ! Nous voici donc parmi vous. Notre nom est Pierre. Et l’Écriture nous dit quel sens le Christ a voulu attribuer à ce nom, quels devoirs il nous impose : les responsabilités de l’apôtre et de ses successeurs. Mais laissez-nous vous rappeler aussi d’autres noms que le Seigneur a voulu donner à Pierre pour signifier d’autres charismes. Pierre est pêcheurs d’hommes. Pierre est pasteur. En ce qui nous concerne, nous sommes convaincu que le Seigneur nous a donné, sans aucun mérite de notre part, un ministère de communion. […] Et le nom que nous avons pris, celui de Paul, indique assez l’orientation que nous avons voulu donner à notre ministère apostolique.
Il constate ensuite les obstacles qui excluent dans l’immédiat l’adhésion de l’Église catholique à ce Conseil :
Elle comporte de graves implications théologiques et pastorales ; elle exige par conséquent des études approfondies, et engage dans un cheminement dont l’honnêteté oblige à reconnaître qu’il pourrait être long et difficile. Mais cela ne nous empêche pas de vous assurer que nous regardons vers vous avec grand respect et profonde affection.
Ces propos sont fidèles aux conditions de tout dialogue fructueux selon Paul VI : affirmer honnêtement et fermement son identité et sa foi, prendre acte des désaccords, tout en témoignant à ses interlocuteurs, selon les derniers mots de la citation « respect et profonde amitié ». En outre, il a toujours explicitement reconnu les valeurs positives dont sont porteuses les autres religions.
L’instrument premier de l’action politique de Paul VI a été le dialogue, sans exclusive, ni même illusion sur l’inefficacité de sa propre voix, si peu audible dans le contexte mondial de violence extrême qui a été la marque de son pontificat. Mais il se sentait le devoir de faire entendre sans cesse le message d’amour et de paix de l’Évangile.
Il rencontra ainsi, outre divers représentants religieux, comme nous venons de le voir, des chefs d’État et de gouvernement, quelles que soient leurs opinions et dont la liste est trop longue pour être ici énumérée, avec lesquels il put signer trente concordats et accords, marques du respect accordé à sa personne et de l’efficacité de sa parole et de son action. À titre d’exemple, on peut citer son entrevue (critiquée) du 24 avril 1966 avec le ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique Andreï Gromyko, prolongeant une conversation engagée préalablement avec lui à New York.
Les trois orientations fondamentales et complémentaires de l’action du pape sont la promotion de la paix, la défense de la dignité de l’homme qui passe par la modification de ses conditions de travail et la justice sociale, et, déjà, la préservation de l’environnement.
Des discours célèbres et fréquemment cités témoignent de la vigueur de ses propos. Celui prononcé sur la paix à la tribune de l’ONU, le 4 octobre 1965, a marqué les esprits :
Celui qui vous parle est un des plus petits parmi vous. Nous n’avons rien à demander, aucune question à soulever ; tout au plus un désir à formuler, une permission à solliciter : laissez-nous vous dire que nous avons pour vous tous un heureux message, à remettre à chacun d’entre vous. Jamais plus les uns contre les autres, jamais plus la guerre, jamais plus la guerre ! C’est la paix, la paix, qui doit guider le destin des peuples et de toute l’humanité.
Un message du 7 décembre 1968 reprend cette exhortation pressante à la paix :
Il faut toujours parler de paix. Il faut éduquer le monde à aimer la paix, à la construire, à la défendre ; et, contre ce qui recommence à préparer la guerre […], il faut susciter chez les hommes de notre temps et des générations futures, le sens et l’amour de la paix, fondée sur la vérité, sur la justice, sur la liberté, sur l’amour.
La paix est le fruit de la justice sociale et de l’épanouissement de l’homme. Aussi, répondant à l’invitation de se rendre à Genève, le 10 juin 1969, pour les cinquante ans de la fondation de l’Organisation internationale du travail, Paul VI prononce un discours courageux où il s’érige contre l’exploitation de l’homme par le travail : « Jamais plus le travail au-dessus du travailleur, jamais plus le travail contre le travailleur, mais toujours le travail pour le travailleur, le travail au service de l’homme, de tout homme et de tout l’homme. » Cette exigence a pour corollaire, comme l’affirmera le Saint-Père un an plus tard, à l’occasion du 25e anniversaire de la FAO, qu’il ne suffit pas de donner à l’homme un travail qui lui permette de « vivre une véritable vie d’homme, capable, par son travail, d’assurer la subsistance des siens » (« l’homme ne vit pas seulement de pain… »), mais que, par le développement de ses facultés intellectuelles, il faut le rendre apte à « participer au bien commun de la société, par un engagement librement consenti et une activité volontairement assumée. »
Alors que les contemporains se laissent griser par les progrès techniques sans jamais se poser la question de leur sens, il s’impose, pour garantir aux jeunes un avenir meilleur et du travail, de les faire accéder à l’instruction, à une formation professionnelle ; le travail, loin de ne consister, pour ceux qui n’ont aucune qualification, qu’en des tâches répétitives et monotones, leur donnerait alors une « raison de vivre ». Au cours de ses voyages apostoliques dans le monde, à Bogota et ailleurs, le pape n’a jamais manqué de rappeler le devoir de charité et du respect de la dignité de tout homme, qui implique l’obligation d’un traitement conforme au droit et d’une juste répartition des ressources naturelles et des richesses qu’elles génèrent. Le 15 juin 1969, au Bureau international du travail à Genève, Paul VI renouvelle son plaidoyer en faveur d’une plus grande justice sociale. Car la misère et le chômage des jeunes dont « la protestation retentit comme un signal de souffrance et comme un appel de justice » provoquent des conflits destructeurs et stériles. Dans le discours à la FAO déjà mentionné, il reprend l’image qu’il avait utilisée devant les campesinos colombiens :
Jamais des préoccupations d’ordre militaire ni des motivations d’ordre économique ne permettront de satisfaire aux graves requêtes des hommes de notre temps. Il y faut l’amour de l’homme : l’homme se dévoue pour l’homme, parce qu’il le reconnaît comme son frère, comme le fils d’un même Père, – le chrétien ajoute : comme une image du Christ souffrant, dont la parole ébranle l’homme en ses profondeurs les plus secrètes […]. Car, si « la justice sociale nous fait respecter le bien commun, la charité sociale nous le fait aimer »
Le progrès social ne peut être réalisé que par un juste partage des ressources économiques certes, mais aussi naturelles. Et c’est à ce sujet que Paul VI lance un cri d’alarme qui n’a rien perdu de son actualité.
Le souci d’œuvrer pour le respect de la création divine concentre les trois thèmes essentiels de l’enseignement de Paul VI, et en montre l’interdépendance : le respect absolu pour tout être humain, le partage équitable des ressources de la planète, ce qui ne peut être réalisé que par l’amour, gage de paix.
En effet, l’amour ne peut rester insensible face à toutes les détresses qui accablent tant d’humains et dont le pape a mesuré l’ampleur et les fléaux au cours de ses nombreux voyages. Il incite à y remédier, en engageant chacun à prendre conscience de sa responsabilité envers ses frères souffrants et envers la planète, en suivant un chemin de conversion qui préserve les ressources naturelles, qui se départe de toute rivalité individuelle ou collective, génératrice de conflits destructeurs, qui s’engage enfin résolument dans la recherche d’une distribution juste de tous les biens. Car « le bonheur est entre nos mains, mais il faut vouloir le construire ensemble, les uns pour les autres, les uns avec les autres, et jamais plus les uns contre les autres. »
Le constat de la dégradation rapide de l’environnement, provoquée par un développement technique aveugle, rend urgente la modification des comportements :
Déjà nous voyons se vicier l’air que nous respirons, se dégrader l’eau que nous buvons, se polluer les rivières, les lacs, voire les océans, jusqu’à faire craindre une véritable «mort biologique» dans un avenir rapproché, si des mesures énergiques ne sont sans retard courageusement adoptées et sévèrement mises en œuvre. |[…]
La prodigieuse maîtrise progressive de la vie végétale, animale, humaine, la découverte des secrets même de la matière aboutiraient-elles à l’anti-matière, et à l’explosion de la mort ?
Dans ce vibrant discours à la FAO déjà cité, le pape énumère tous les freins à une remédiation indispensable : « Nationalisme exacerbé, racisme fauteur de haine, appétit de puissance illimité, soif de domination intempérante : qui convaincra les hommes de sortir de pareils errements ? » Il ajoute un peu plus loin : « C’est toute une économie, trop souvent marquée par la puissance, le gaspillage et la peur, qu’il faut convertir en une économie de service et de fraternité. » C’est à cette tâche que s’emploie activement l’Église catholique qui,
dans l’exercice de la mission que son divin fondateur lui a confiée, combat quotidiennement dans le monde entier contre la faim et la malnutrition, de multiples manières et à travers ses différentes structures et associations, en se souvenant que ceux qui souffrent de la misère ne sont pas différents de nous. Ils ont la même chair et le même sang que nous. Ils méritent, donc, qu’une main amie les secoure et les aide, en sorte que […] la fraternité ait droit de cité et soit quelque chose de plus qu’un slogan attrayant et sans consistance réelle.
Devant l’aveuglement collectif doublé d’une condamnable passivité, le pape réitère ses exhortations en 1971, pour le quatre-vingtième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum ; en juin 1972, un message pour l’ouverture de la conférence des Nations unies sur l’environnement à Stockholm lui fait déplorer que les déséquilibres causés dans la biosphère par l’exploitation anarchique des réserves
contribue[nt] à appauvrir et à détériorer l’environnement de l’homme au point, déclare-t-on, de menacer sa propre survie. Il faut enfin relever avec force le défi lancé à notre génération de dépasser les objectifs partiels et immédiats pour aménager aux hommes de demain une terre qui leur soit hospitalière.
Ce combat a été celui de quasiment tout le ministère pontifical de Paul VI car, dès l’encyclique Populorum progressio (1967), il déclarait :
Combattre la misère et lutter contre l’injustice, c’est promouvoir, avec le mieux-être, le progrès humain et spirituel de tous, et donc le bien commun de l’humanité. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre, fruit de l’équilibre toujours précaire des forces. Elle se construit jour après jour, dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes.
Par son engagement en faveur d’un « humanisme intégral » jusqu’à ses derniers moments, le Saint-Père s’est vraiment comporté en père aimant toute la Création, des humains à la planète qui les accueille ; et il s’est senti envers elle dépositaire d’une responsabilité qui lui intimait d’alerter, encore et toujours, sur les errements irresponsables des particuliers aussi bien que des dirigeants.
L’énergie constante dont il a fait preuve, dans ce contexte comme tout au long de sa vie si active, masque le fait qu’il ait toujours souffert d’une santé précaire, et de douleurs physiques qu’il n’a jamais extériorisées et dont il a refusé qu’elles soient pour lui un frein.
La pensée de la mort a été la compagne fidèle, mais non angoissante, de Giovanni Battista Montini. Entre les années 1965 et 1966 (soit plus de dix ans avant son trépas), il écrit un long texte intitulé Pensée sur la mort. Comme l’indique le titre, il s’agit d’une réflexion, sereine, qui entremêle considérations personnelles et citations bibliques en latin.
Acceptant comme inéluctable la dégradation physique que provoque la vieillesse, il s’interroge sur les pensées qui vont l’accompagner. « Quant à moi, j’aimerais avoir finalement une notion récapitulative et sage du monde et de la vie : je pense qu’une telle notion devrait s’exprimer en reconnaissance : tout était don, tout était grâce ». Cela le conduit à formuler un très bel hymne à la vie et à la beauté au monde et le porte à la gratitude, car « derrière la vie, derrière la nature, l’univers, se trouve la Sagesse ; et puis, je le dirai dans ce lumineux adieu (Tu nous l’a révélé, ô Christ Seigneur) il y a l’Amour ! » La conscience de la brièveté du temps qui lui reste l’incite à vouloir mettre à profit « la onzième heure » pour réparer les erreurs passées et faire quelque chose de vraiment positif. Il s’agit seulement désormais de bien assumer, malgré ses limites, les responsabilités voulues par Dieu.
Car la rencontre essentielle de sa vie a été celle « avec le Christ, la Vie. Merveille des merveilles : notre salut » et elle implique pour le prêtre qu’il suive son exemple d’amour sans limite. »
À partir de 1975, la santé du pape se détériore : de l’arthrose aux genoux handicape sa marche et rend ses mouvements douloureux, souffrances qu’il a offertes comme intercessions pour l’Église. Selon des témoins directs, il parle alors de plus en plus souvent de sa mort, de laquelle il avait écrit au cours d’une retraite, en août 1973 : « Penser à la mort. S’y préparer avec amour. Toujours espérer. L’espérance eschatologique (cf. Jean 17,24). » Dès le début de l’année 1978, il déclina rapidement, au point de déléguer à son secrétaire (le cardinal Jean Villot) les messages, les audiences protocolaires, et même la lecture de l’homélie du dimanche des Rameaux qu’il avait rédigée car, étant en convalescence, il n’avait pu se rendre dans la basilique.
À la fin du mois de juin, dans l’homélie prononcée pour le quinzième anniversaire de son intronisation, il déclare « Fidem servavi » (j’ai servi la foi) et évoque sa fin : « Nous nous sentons poussé, comme l’apôtre Pierre, à aller vers Lui, comme l’unique salut, et à lui crier : « Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,68). Il se réjouissait donc du déclin rapide de ses forces qui le conduirait bientôt vers le Christ : à Castel Gandolfo, le dimanche de la Transfiguration 6 août 1978, après avoir assisté à la messe de son lit, (il souffrait d’une infection urinaire qui entraîna de très fortes fièvres), reçu la communion et le sacrement des malades, il se consacra exclusivement à la prière comme il l’avait fait le jour précédent, récitant inlassablement le Notre Père quand une crise cardiaque mit un terme à son existence terrestre. Son vœu avait été exaucé : il avait demandé au Seigneur la grâce de mourir le jour de la Transfiguration, très importante pour lui.
L’heure touche à son terme. Je veux parler du dernier soir de la journée, qu’est la vie présente ; je veux parler de la prière qui clôt le temps, à laquelle la mort qui approche met fin. […] que ma dernière parole soit pour toi, ô mon Dieu, Père de mon éphémère existence […]. 643
Au moment d’en faire le bilan, on constate que toute la vie de Giovanni Battista Montini s’est caractérisée en premier lieu par sa piété et par la certitude qu’il ne manquerait pas de bénéficier des secours du Christ pour accomplir au mieux les différentes missions qui lui ont été confiées, dont il n’a jamais souhaité être investi et pour lesquelles il ne s’est jamais apte à les mener à bien. En bon successeur du premier des apôtres, il s’est laissé conduire là où il ne voulait pas aller, selon les paroles prophétiques de Jésus à Pierre, en un abandon confiant dans les mains de Dieu et, à maintes reprises et jusque dans ses derniers jours, il rend grâce pour cette vie qui ne fut qu’« une profusion de bienfaits. »
Animé de la volonté constante de proclamer partout où il le pouvait la bonne nouvelle de l’Évangile, il a déployé sans compter ses talents et ses forces pour la faire entendre auprès de tous ceux qui l’ignoraient ou qui en négligeaient la mise en pratique, suivant l’exemple de Paul qu’il a choisi pour guide dans l’exercice de son pontificat. Et à l’image de son saint patron, s’il a pu être la voix qui prêche dans le désert (justice sociale et recherche de la paix notamment), il a été aussi le serviteur fidèle qui a fait fructifier les talents reçus indépendamment de ses mérites, comme il le reconnaît. Jean-Paul II rappela, en 1979, que, « par ses gestes, sa prédication, son interprétation autorisée du concile Vatican II – qu’il considérait comme le grand catéchisme des temps modernes –, par sa vie entière », Paul VI avait « servi la catéchèse de l’Église d’une manière exemplaire. »
Enfin, le trait constant de sa personnalité fut l’ouverture à l’autre, au tout autre, dans une démarche de respect et d’écoute bienveillante, tout humain étant fils du même Père ; aucun domaine d’expression et d’engagement ne lui est resté étranger. Il a ainsi donné à la voix de l’Église une dimension internationale, dans les domaines de la diplomatie, de la politique, de la religion et de la morale. Il s’est intéressé à l’art, à tous les arts, aux philosophies et aux autres religions. Cette démarche lui a permis de renouer des dialogues interrompus depuis parfois des siècles, et même de développer des relations fraternelles et amicales. Ainsi s’est-il montré un homme de paix, de cette paix qu’il a tant souhaitée pour l’humanité.
Sans doute convient-il de préciser maintenant les modes d’expression de la sainteté chez Giovanni Battista Montini.
En réponse à l’agression dont il fut l’objet en Sardaigne, Paul VI affirme, aussitôt après, dans une intervention auprès de séminaristes et de prêtres sardes : « L’Église aujourd’hui a surtout besoin de saints. » Car les saints ont changé l’Église et le monde « non pas avec des critiques amères contre leurs frères, ni par la révolte contre la hiérarchie, ni en accusant l’Église et les chrétiens pour leur lenteur, mais en étant les premiers à prendre les chemins de la sainteté », en suivant l’Évangile, parce que la sainteté authentique, celle que le Christ enseigne « est faite d’amour pour Dieu, de prière, de don de soi au service du prochain, de luttes contre les passions, d’obéissance, d’amour pour la croix du Christ. »
On ne saurait trouver meilleure synthèse de ce que fut la vie de Giovanni Battista Montini, devenu « serviteur de Dieu » par l’ouverture de son procès en béatification par Jean-Paul II en 1993. La reconnaissance de ses vertus héroïques l’a fait déclarer vénérable par Benoît XVI, le 20 décembre 2012. Une première guérison inexplicable a permis à François de le béatifier le 19 octobre 2014, et une seconde guérison tout aussi incompréhensible a donné lieu à sa canonisation le 14 octobre 2018, année des quarante ans de sa mort et du cinquantième anniversaire de son encyclique Humanae vitae.
« La foi est un besoin d’action, qui aboutit à la charité, c’est-à-dire à l’activité, mue par l’amour de Dieu et de son prochain. »
C’est l’amour du Christ et de l’Église qui a habité en permanence Giovanni Battista Montini et orienté toute sa vie. Il souhaitait une Église pour le monde et ouverte au monde, et non une Église qui n’ait sa finalité qu’en elle-même, selon le témoignage d’un évêque, à l’occasion de la cérémonie de béatification. L’expression lyrique de cet amour revient comme un leitmotiv. Au Sacré Collège, il déclarait le 21 juin 1976 :
L’Église ! Elle est notre amour constant, notre souci primordial, notre ” idée fixe ” ! […] C’est ce que nous avons voulu, c’est ce que nous voudrons, jusqu’à la fin ! On n’aime pas le Christ si on n’aime pas l’Église ; et on n’aime pas l’Église si on ne l’aime pas comme l’aime le Seigneur.
Mais déjà, dans Pensée sur la mort, le pontife demandait la grâce de faire de sa mort un don d’amour à l’Église : « Je peux dire que je l’ai toujours aimée ; ce fut cet amour pour elle qui m’arracha à mon sauvage égoïsme et me conduisit à son service ; c’est pour elle, et pour nul autre qu’il me semble avoir vécu », au point qu’il exprime le désir de vouloir l’embrasser en chaque être « qui la vit et la glorifie ; la bénir. »
Aimer l’Église, c’est vouloir la faire connaître toujours et partout ; ainsi se justifient les nombreux voyages apostoliques et l’importance que Paul VI a accordée à la prédication. Qu’on se souvienne également de la Mission extraordinaire à Milan, et de la souffrance profonde de l’évêque devant les résistances opposées par les Milanais.
Aimer l’Église, c’est vouloir aussi la transmettre dans toute la vérité de sa doctrine : c’est la tâche à laquelle Paul VI s’est consacré sans faiblir, dans sa façon de mener les travaux et les conclusions de Vatican II, dans ses entretiens avec les représentants religieux des autres confessions et dans sa prédication. Les conclusions du concile ont déchaîné sur lui force incompréhensions et critiques qui l’ont beaucoup affecté, mais son seul souci a été de faire respecter dans toute sa rigueur la parole de l’Évangile, sans la moindre concession à des adaptations discutables. Aucun de ses successeurs n’est revenu sur ce point.
Aimer l’Église, c’est enfin obéir à ceux qui détiennent l’autorité, par un sens du devoir auquel Giovanni Battista a joint « l’esprit de sacrifice ». Cette exigence à ses yeux impérative l’a fait se consacrer totalement au Secrétariat de la curie, à son rôle d’aumônier à la Fuci, à l’archevêché de Milan et enfin dans la « formidable [au sens latin du terme : redoutable] responsabilité » du pontificat, quels que soient ses problèmes de santé qu’il n’a jamais laissé transparaître. Dans Pensée sur la mort, il note :
Plus encore que ma lassitude physique, prête à céder à tout moment, le drame de mes responsabilités semble suggérer comme solution providentielle, mon exode de ce monde, afin que la Providence puisse se manifester et donner de meilleures chances à l’Église.
On peut lire en filigrane tout le poids, celui de sa Croix, qu’a dû porter Paul VI pendant plus de dix ans encore dans un esprit de sacrifice et d’abnégation. Sa réconfortante amie mère Teresa rapporte à ce propos :
quand quelqu’un lui a dit qu’il souffrait trop, qu’il continuait la Passion du Christ, qu’il souffrait surtout de ce qui se passait à l’intérieur de l’Église, à cause des évêques, des prêtres et des religieux qui quittaient l’Église, le Saint-Père ne s’est pas mis à discuter et à expliquer. Il a dit tout simplement : « Je vis seulement ma Messe ».
Il n’en recommande pas moins à son successeur élu de ne pas se dérober devant la charge qui lui sera imposée.
Outre sa piété remarquée dès son adolescence notamment lors de la communion, par un prêtre, sa dévotion mariale fervente, héritage familial, a été l’un des modes d’expression de sa foi.
Enfin, d’après les témoignages de la religieuse qui lui servait de gouvernante et de son secrétaire, Paul VI n’a pas hésité à porter le cilice à différentes reprises, en signe d’offrande et d’intercession pour l’Église, notamment avant et pendant la consécration des églises, pour l’ouverture de la Porte Sainte à la basilique Saint-Pierre, la nuit de Noël 1975, ou lorsque l’arthrose l’empêchant de se tenir debout quelques semaines avant sa mort, il a dû recourir à l’utilisation de la sedia gestatoria, lors des funérailles de son ami et ancien élève Aldo Moro.
Une constante humilité a été une nouvelle expression de la sainteté de Giovanni Battista Montini. Ses écrits ressassent à l’envi la conscience aiguë qu’il a de ses fragilités, de son inaptitude à remplir les missions qui lui sont confiées. Mais il n’a jamais douté que lui seraient alors dispensés tous les secours nécessaires pour qu’il les remplisse au mieux, et que par sa pauvre personne se manifestait ainsi la toute-puissance divine.
Dans le texte très riche Pensée sur la mort, il évalue ainsi ce qu’a été sa vie : « pauvre vie laborieuse, mesquine, étroite, qui a tant besoin de patience, de réparation, d’infinie miséricorde. » À la question qu’il pose à Dieu dans le dialogue qu’il instaure avec Lui : « Et puis, je me demande encore : pourquoi m’as-tu appelé, moi, pourquoi m’as-tu choisi ? Si inepte, si réfractaire, si pauvre d’esprit et de cœur ? », il répond en citant en latin un bref extrait de la première Lettre de saint Paul aux Corinthiens (« Dieu a choisi ce qui est fou dans le monde… afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu ») et commente : « Mon élection indique deux choses : ma petitesse ; Ta liberté, miséricordieuse et puissante. » Dès lors, sa mort qu’il pense très prochaine n’a d’autre motif que de laisser sa place à quelqu‘un de plus compétent, ce qui le porte à écrire sereinement : « Servus inutilis sum » (je suis un serviteur inutile).
Auparavant, lors d’une retraite spirituelle effectuée dans ses premières années de prêtrise, il s’est tracé cette direction de vie :
Choisir dans l’Église les plus humbles tâches, à condition qu’elles portent du fruit pour le Royaume de Dieu. N’aspirer à aucune carrière ; préférer l’apôtre au juriste ; le curé au chanoine ou au religieux ; le missionnaire au fonctionnaire ; le maître au savant. […] : craindre plutôt que désirer « monter », et préférer les endroits où on doit pratiquer une plus grande vertu et une plus grande abnégation. « Ecce ancilla Domini » [« Voici la servante du Seigneur », réponse de Marie à l’ange Gabriel, à l’Annonciation].
Il a simplifié le protocole autant qu’il a été en son pouvoir : non seulement il a abandonné le port de la tiare, mais il a vendu celle-ci au profit des pauvres. Il n’a que rarement eu recours à la traditionnelle chaise à porteurs, sans doute par respect pour eux, ses frères en Jésus-Christ. Outre cela, à l’issue de la messe commémorant le dixième anniversaire de la levée des excommunications entre Rome et Constantinople, Paul VI s’agenouilla devant le métropolite Méliton, envoyé du patriarche Dimitrios, pour lui baiser les pieds. Ce geste avait une grande portée symbolique qui renvoie au concile de Florence en 1443 : lors les tentatives pour rétablir l’unité entre catholiques et orthodoxes, les évêques orthodoxes avaient refusé de baiser le pied du pape, geste d’hommage établi depuis le Moyen Âge. En s’inclinant pour baiser le pied de Méliton, Paul VI manifestait que la vraie primauté est celle de celui qui sait s’humilier et pardonner, parce qu’il reconnaît la valeur de son frère. On peut de plus assimiler cet apparent abaissement au lavement des pieds de ses disciples par Jésus et à sa mise en garde : si vous voulez être grands dans les cieux, faites-vous petits au milieu de vos frères.
La règle de vie de Giovanni Battista a reposé sur la simplicité, la sobriété et la pauvreté, cette dernière associée d’ailleurs souvent à la charité. Dans cette logique, c’est un extrême dépouillement qu’il souhaita pour ses funérailles : il demanda à être enterré à même la terre et s’opposa à tout monument funéraire ; c’est pourquoi son corps n’a pas été installé à l’étage principal de la basilique Saint-Pierre, comme ce fut le cas pour Jean XXIII et Jean-Paul II, ses prédécesseurs. Sa pierre tombale de marbre blanc, dans les Grottes vaticanes, de même que l’avait été celle de « bienheureux » précédente, est d’un grand dépouillement.
Aux nombreuses préoccupations d’une charité active détaillées lors de l’examen de sa vie, Giovanni Battista Montini exprime et manifeste à maintes reprises qu’il a une conscience aiguë que chaque homme est un frère en Jésus Christ qui a droit au respect, quitte à faire fi du protocole, avec toujours l’unique remarque pour justifier cette transgression : « Nous sommes frères ». Il refuse de ce fait tout jugement dichotomique sur autrui, s’opposant par exemple à la condamnation des atrocités commises par les républicains durant la guerre d’Espagne si n’étaient pas reconnues aussi celles des franquistes. Toujours, il s’est efforcé de voir les aspects positifs en chacun, adoptant de l’homme « une vision optimiste, en pratique large et libérale, du monde, dérivée du critère de miséricorde que le christianisme établit pour le guérir », grâce au « pouvoir rédempteur de l’Évangile ».
Parallèlement, remédier à la situation des plus démunis a été l’une de ses préoccupations constantes, suivant l’exemple de son père et de ses oncles, fortifiée par les enseignements des oratoriens. Ont déjà été signalés la vente aux enchères à leur profit de sa tiare, en Inde le don de sa voiture à mère Teresa en faveur des lépreux, à quoi l’on peut ajouter le don de son anneau pastoral dans une quête pour les œuvres de saint Vincent de Paul (il avait choisi de n’avoir jamais d’argent sur lui). Durant la guerre, les visites qu’il a effectuées dans les quartiers pauvres se sont toujours accompagnées de dons financiers personnels. Il a vendu un immeuble qui était la propriété du Saint-Siège dans le centre de Rome pour faire construire des maisons populaires à Acilia, dans la banlieue de la Ville Éternelle.
Ses plaidoyers en faveur des déshérités, dans ses interventions et lors de chacun de ses voyages, ont été récurrents. Il s’est toujours soucié de leur apporter le réconfort de l’Église en se rendant, à pied, dans leurs quartiers, et de demander sans relâche aux instances internationales de prendre conscience de leur situation et de remédier à tous les dysfonctionnements qui en étaient la cause.
Le résumé d’un petit livre (paru en italien en 2016) de témoignage sur la relation entre Paul VI et mère Teresa rapporte que le pape « l’a admirée, l’a aimée, l’a encouragée », et que leurs « deux cœurs se sont unis pour rappeler à tous que la vie est belle et heureuse seulement si elle est donnée et donnée par amour. »[nous traduisons]
Les « vertus héroïques » du Saint-Père, bien que reconnues, n’étaient pas suffisantes pour que soient décrétées successivement sa béatification et sa canonisation. Celles-ci exigent en effet que soient dûment affirmées une première, puis une seconde guérison, inexplicables en l’état actuel de la science.
Le premier cas, aux États-Unis en 2001, concerne une grossesse avec rupture placentaire, l’écoulement constant du liquide, malgré les fréquentes ponctions, entravant le développement normal des poumons. En outre, les reins du fœtus ne fonctionnent pas : la situation est désespérée, et la solution de l’avortement fermement refusée par les parents. Une religieuse qui avait connu personnellement le cardinal Montini à Milan, faisait connaître partout sa sainteté. Elle donne à la future mère une photo du prélat et joint ses prières assidues et très ferventes et celles de toute sa communauté à celle de la famille dans la détresse ; progressivement, un large réseau de prière se met en place, jusque dans la paroisse, avec pour heureux résultat dans les dernières semaines un retour progressif à la normale et la naissance d’un enfant non seulement viable mais en parfaite santé, et actuellement adolescent. Cette guérison reste à ce jour inexpliquée.
Le second cas se déroule au moment de la béatification de Paul VI, en Lombardie, à proximité de sa ville natale. Dans les premières semaines de la grossesse, c’est la mort du fœtus que les médecins pronostiquent à la maman : il devrait donc s’en suivre une fausse couche qu’il vaudrait mieux provoquer. Pourtant le cœur du fœtus bat encore, même si c’est faiblement. Là encore les parents sont devant l’alternative : l’avortement ou la prière confiante au désormais bienheureux Paul VI. C’est cette voie qu’ils choisissent, et se constitue également autour des parents un large réseau de prières qui porte ses fruits : une toute petite fille naît très avant terme la nuit de Noël, mais bien vivante et bien formée, contre toutes les prévisions des médecins, et toujours en vie également. C’est à nouveau une naissance inexpliquée médicalement.
Saint Paul VI a ainsi manifesté une fois de plus son attention à la détresse humaine, confirmant le prix de toute vie, don du Seigneur, qu’il a si douloureusement défendu de son vivant.
« C’est avec le temps qu’on mesurera tout ce que nous lui devons », avait prédit son premier successeur, Jean Paul Ier. François, de son côté, dit qu’ « il faut toujours revenir à Paul VI » : de fait, on constate de fortes parentés entre les deux pontifes.
En dépit de la différence sociale entre leurs deux familles, Giovanni Battista Montini et Jorge Bergoglio ont traversé des épreuves identiques : la maladie, des difficultés avec une hiérarchie parfois hostile qui les « exile », et finalement la reconnaissance de leurs qualités d’apôtres, non sans oppositions là encore, mais sans doute celles-ci sont-elles inhérentes à la fonction.
Outre ces points plutôt anecdotiques, certes, l’influence de Paul VI sur François se marque dans une continuité visible de choix de vie, de pensée, de préoccupations évangéliques.
Tous deux ont opté pour la sobriété, autant que faire se pouvait selon les mentalités de leur temps : alors que Paul VI a exclu, dans le respect de ce qu’impliquait alors la fonction de successeur de Pierre, le faste et l’ostentation dans les appartements pontificaux, et qu’il a opté pour la sobriété dans sa vie personnelle, François, dont le prénom qu’il s’est choisi est le signe de son attachement au Petit Frère des pauvres, a préféré rompre définitivement avec la tradition en s’installant à la Maison Sainte-Marthe, dès sa nomination. Il est en effet beaucoup plus libre par rapport au milieu romain dont il n’a pas été familier et ne fait que prolonger son mode de vie argentin. L’un et l’autre simplifient le protocole : Paul VI abandonna très vite l’usage de la tiare qui symbolisait son pouvoir temporel, et François préfère célébrer la messe quotidienne dans la simplicité, avec des vêtements liturgiques plus sobres..
Ses prises de position s’inscrivent dans la continuité de celle de Paul VI, si bien que les encycliques du premier prolongent celles du second. Leurs lignes directrices sont les mêmes : joie d’annoncer l’Évangile, défense inlassable de la famille, socle de la construction de l’individu et donc de la société, défense de la vie, de toute vie humaine dès sa conception, respect de la dignité de tout être humain (François fustige « la culture du déchet »), lutte contre la pauvreté, défense de l’environnement, condamnation du gaspillage, avec la nécessité de résoudre les problèmes dans leur globalité, dialogue inter-religieux, sans oublier la réforme de la curie, toujours à reprendre et la promotion d’une Église ouverte, en réconfort pour les pauvres, pour tous ceux qui souffrent, « l’hôpital de campagne » dont parle François. Encore faut-il ajouter à cette liste la défense de la paix, de la violence, et la condamnation des dépenses inconsidérées pour les armements. Certes, les deux papes intermédiaires n’ont pas négligé ces points, mais François leur accorde une importance nettement plus marquée et plus constante.
De même que Paul VI a célébré des messes de minuit auprès d’ouvriers, qu’il s’est rendu dans les hôpitaux, dans une favela et qu’il a ouvert un centre de soin pour indigents à Rome, François suit son guide vers les « périphéries » : il se rend dans les prisons, lave les pieds de prostituées ou de drogués le Jeudi saint, fait héberger des SDF au Vatican, crée un dispensaire pour les nécessiteux… La liste pourrait s’allonger.
D’autres initiatives de Paul VI sont fidèlement maintenues, ainsi l’élargissement sans cesse accru du cardinalat à des régions de plus en plus excentrées de Rome, pour une représentation plus diversifiée de toutes les cultures qui nourrissent l’Église. François fait coïncider la canonisation de son prédécesseur avec un Synode sur les jeunes, une façon d’honorer celui qui avait lancé l’institution de cette assemblée consultative des évêques.
Ainsi, François rend-il au pape Montini un hommage qui lui a trop souvent été refusé par ses contemporains et continue-t-il à faire rayonner partout la « grande lumière » que ce dernier a toujours été pour lui.
En guise de viatique conclusif, voici un extrait du message que Paul VI adressait aux jeunes, le 1er janvier 1978 pour la Journée mondiale de la paix qu’il avait instaurée, mais dont chaque chrétien peut faire son profit :
Dans vos idéaux et dans votre comportement, donnez toujours la première place à l’amour, c’est-à-dire à la compréhension, à la bienveillance, à la solidarité à l’égard d’autrui. Renforcez votre volonté convaincue de paix dans la prière, personnelle ou communautaire ; dans les échanges et dans les méditations où vous vous efforcez de connaître toujours plus profondément le Christ et de comprendre son message dans tout ce qu’il exige ; dans les Sacrements et surtout dans le Sacrement de l’Eucharistie dans lequel le Christ lui-même vous donne la foi, l’espérance et, spécialement, la charité ; renforcez enfin cette conviction dans la fidélité filiale à la Vierge Marie.
Geneviève le Motheux
Bibliographie très succincte et récente :
Outre les deux dernières publications (septembre 2018) qui étudient le contenu spirituel et théologique des textes de Paul VI, on peut retenir :
Xenio Toscani (Dir.), Paul VI. La biographie, Salvator, 2015, 700 pages, 29 €. Il s’agit d’un volumineux ouvrage qui situe la vie, la pensée et l’action du pontife dans le contexte politique, économique et sociologique de son temps, sans doute plus parlant pour un Italien que pour un Français qui n’a pas connu ou qui n’est pas spécialiste de cette période.
Michel Cool, Paul VI prophète. Dix gestes qui ont marqué l’histoire, Salvator, 2018, 186 p., 16 €
Le journaliste sélectionne et commente dix situations qu’il juge représentatives de l’action du pape.
Mgr Rino Fisichella, J’ai rencontré Paul VI, Sa sainteté par la voix des témoins, EdB, 2018, 144 p. 15 €. Il ne s’agit nullement d’une biographie mais de la collation très sélective de témoignages produits en vue de la déclaration de béatification.
On peut se reporter également aux articles que La Croix a consacré à Paul VI au moment de sa béatification et tout récemment, en octobre, au moment de sa canonisation bien que ce soient toujours les mêmes points qui sont repris.
Les sept encycliques de Paul VI :
*Ecclesiam suam (6 août 1964) sur le dialogue dans l’Église et de l’Église avec le monde ;
*Mense Maio (29 avril 1965) qui invite à prier la sainte Vierge pour l’heureuse issue du concile et la paix dans le monde ;
*Mysterium fidei (3 septembre 1965) sur l’Eucharistie ;
*Christi Matri (15 septembre 1966) dans laquelle le pape demande à nouveau de prier pour la paix dans le monde ;
*Populorum progressio (26 mars1967) sur le développement des peuples ;
*Sacerdotalis cælibatus (24 juin 1967) sur le célibat sacerdotal ;
*Humanæ vitæ (25 juillet 1968) sur le mariage et la régulation des naissances.
Exhortations apostoliques :
*Quarta Sessio (28 août 1965) ;
*Postrema Sessio (4 novembre 1965) ;
*Petrum et Paulum Apostolos (22 février 1967) ;
*Signum Magnum (13 mai 1967) ;
*Recurrens mensis october (7 octobre 1969) ;
*Quinque iam anni (8 décembre 1970) ;
*Evangelica Testificatio (29 juin 1971) ;
*Marialis Cultus (2 février 1974) ;
*Nobis in Animo (25 mars 1974) ;
*Paterna cum benevolentia (8 décembre 1974) ;
*Gaudete in Domino (9 mai 1975) ;
*Evangelii Nuntiandi (8 décembre 1975).